Marcher, tracer – Collioure
Il y a deux ans, le Musée de Collioure eut le plaisir d’offrir à Renée Lavaillante, artiste québécoise originaire de Montréal, une résidence d’artiste de trois mois. Durant son séjour, elle a travaillé à quatre séries de dessins, Portes-fenêtres à Collioure, À tes dépens si tu te perds, Lire dans la main et Jets de galets, présentées aujourd’hui dans le contexte de l’exposition Marcher, tracer, qui regroupe quatre autres séries, Percorsi romani, Portraits pétris, Qui sait comment toucher le sol et la toute dernière œuvre de l’artiste, J’y suis ! (Promenades romaines).
Renée Lavaillante, qui expose depuis la fin des années 1980, a choisi le dessin comme outil de prédilection. Cette exposition montre cependant combien l’usage que l’artiste en fait est très différent de ce qu’on en attend d’habitude. Le ton est donné avec la série des Portes-fenêtres à Collioure, où chaque dessin évoque des fenêtres desquelles semble surgir une lumière aveuglante. Évoquer notre monde, n’est-ce pas ce qu’on attend du dessin ? Mais comment dessiner une lumière aveuglante ? Comment dessiner l’aveuglement même ? Comment dessiner le contre-jour pour lui-même, sans en passer par ses effets ? Il semble bien que l’artiste ne se soit donné un tel motif que pour mieux explorer où la conduirait l’impossibilité de le dessiner.
Une chose nous guide dans ces dessins, outre la référence faite au célèbre tableau de Matisse : à une certaine distance de l’image, le blanc ne cesse de creuser ou de bomber en alternance selon qu’on interprète le pourtour noir comme le chambranle d’une fenêtre ou l’insondable profondeur d’une nuit d’encre. En approchant, l’illusion cesse et la partie centrale de la feuille se révèle moins dessinée que marquée par d’innombrables salissures. L’artiste les a faites par accident, pendant qu’elle noircissait le pourtour de la feuille. Pourquoi dessiner ainsi, au hasard de gestes aussi involontaires que providentiels ? Je ne vois qu’une réponse à cette question : conduire le spectateur au registre du geste, et qui plus est du geste non délibéré. Un tel geste peut-il être d’ailleurs qualifié d’involontaire, lorsque, comme dans l’œuvre de Renée Lavaillante, il est désiré, ou à tout le moins attendu, guetté, piégé dans les rets de stratégies inventées par l’artiste pour l’occasion ? À quoi l’artiste souhaite-t-elle que nous aboutissions ainsi ? Avançons.
Toujours lors de son séjour à Collioure, Renée Lavaillante a demandé à des marcheurs de lui décrire de mémoire le trajet d’une randonnée, qu’ils ont accompli dans la région. Les rencontres se font à l’atelier, et pendant que le marcheur se souvient de sa randonnée et la décrit à l’artiste, celle-ci dessine le parcours sur un papier au sol, comme s’il s’agissait de dresser la carte d’un souvenir. Ces tracés serviront de matière première pour des dessins ultérieurs, où chaque tracé sera isolé sur une bande de papier calque, puis dupliqué de diverses façons sur une feuille de 92 cm par 115 cm, pour que l’ensemble rappelle un tracé cartographique, comme un relevé topographique ou une coupe géologique ou encore une vue aérienne. Tels sont les dessins de À tes dépens si tu te perds au moyen desquels l’artiste donne une image d’un paysage créé, inventé, sorti de nulle part, sinon de la possibilité même de créer, d’inventer, de sortir de nulle part. Or, n’est-ce pas aussi ce que fait tout marcheur qui s’engage dans une randonnée : marchant, il fait le paysage, il donne un sens à sa marche en créant le paysage au rythme de son pas ? Le marcheur ne vise pas tant le paysage que la randonnée, car il sait, par expérience, que c’est la randonnée qui crée le paysage, et non pas le contraire. Dès lors, la randonnée et le tracement dont témoignent Portes-fenêtres à Collioure acquièrent une étrange similitude. Avançons encore.
D’un point de vue plus pragmatique que poétique, ne serait-ce pas plutôt le paysage qui dicte au marcheur sa randonnée en l’empêchant de passer par ici tout en lui offrant une voie plus praticable par là ? Si l’on se fie au jugement de l’artiste, qui choisit de présenter la série des Percorsi romani avec celle des À tes dépens si tu te perds, ce n’est pas tant le paysage qui trace un chemin, qu’une politique du parcours. En résidence à Rome en 2005, Renée Lavaillante s’était donné pour projet de dessiner les allées et venues de visiteurs de quelques sites archéologiques. Elle s’installait en un point du lieu, un carton à dessin sur les genoux, une feuille blanche dessus, dont la surface valait pour celle du site qu’elle pouvait embrasser du regard. Elle commençait par localiser approximativement sa position sur cette feuille. Elle repérait ensuite un visiteur, le réduisait à un point sur la feuille, puis, sans le quitter des yeux, déplaçait son crayon conformément à ses déplacements jusqu’à ce qu’il sorte du champ. Quand il s’arrêtait pour apprécier un monument, elle avait convenu de continuer de marquer la feuille au point d’arrêt en faisant faire au crayon d’infimes spires. Le résultat est un enchevêtrement de lignes et de nœuds en train de faire contrepoids à des espaces vides, dont on devine qu’ils correspondent aux emplacements des monuments. Du coup, les lieux de l’art, symboles de la création, sont circonscrits, mais aussi évidés, par une politique du parcours en train de dicter ce qui est à voir ; une politique que le touriste réifie en quelque sorte, en s’y soumettant.
Dans À tes dépens si tu te perds et dans Percorsi romani, parce que chaque trait représente un moment dans la vie d’un homme ou d’une femme, mais aussi parce que la vie est si souvent imaginée comme une ligne, avec un début et une fin, il est bien difficile de ne pas rapporter les tracés de Renée Lavaillante à la vie, aux gestes que nous posons, et qui, ce faisant, la façonnent pour qu’elle devienne nôtre. Sommes-nous les touristes de nos vies ou bien les modelons-nous, à l’instar du marcheur, en train de créer le paysage ? Avec Lire dans la main et Portraits pétris, Renée Lavaillante questionne cette fois la nature des gestes qui façonnent la vie, quand bien même nous les poserions sans y penser. De tels gestes donnent un visage à ce qui nous touche, ils transportent le toucher dans le champ du visible, et nous y sommes trop souvent aveugles.
Dans le projet Lire dans la main, l’artiste demande à qui le veut bien de dessiner dans la paume de sa main gauche un parcours qu’il a l’habitude de faire dans la ville ou dont il a encore le souvenir à l’esprit. Dans le même temps, l’artiste transcrit ce dessin sur une image en négatif de sa main gauche préparée pour l’occasion. Le résultat est exposé avec, imprimée dans le coin supérieur gauche de la feuille, une photographie de l’original. « Je travaille à rendre visible ce qui me touche et que je sens me parvenir des autres », semble nous dire l’artiste à travers de tels dessins.
Les Portraits pétris sont des esquisses de visages. Pour les réaliser, l’artiste glisse une petite feuille toute noircie d’encre dans le creux de ses mains, la froisse, la plie, la déplie, la froisse à nouveau, la replie encore sans jamais jeter un coup d’œil sur les gestes qu’elle effectue. Chaque pli casse la couche d’encre, laisse apparaître le blanc du papier, et prend l’aspect du tracement d’un trait blanc sur un fond noir. Cet outil, car il ne s’agit que d’un outil, l’artiste le destine à une tâche précise : la somme des plis devra avoir l’apparence d’un visage. Elle y parvient quelquefois. Mais l’œuvre trouve son terme dans la forme sous laquelle l’artiste choisit de présenter ces Portraits pétris. Elle ne les expose pas les uns à côté des autres, telle une galerie de portraits, mais en les réunissant les uns à proximité des autres pour former un rond, ou à tout le moins un ensemble de visages dans lequel il est difficile de ne pas reconnaître une image de l’humanité à la mesure du double sens que ce mot recouvre : la totalité dénombrable de tous les êtres humains et l’infinie singularité de chacun d’eux.
Marcher, tracer permet bien sûr d’apprécier le travail accompli de Renée Lavaillante, mais pas seulement. Au fil toutes ces années, l’artiste insiste sur une chose : le dessin n’échappe pas à un certain nombre de contraintes autant matérielles qu’idéologiques, auxquelles il n’est cependant pas réductible. Autrement dit, il reste toujours un germe de liberté dans le geste qui dessine, et Renée Lavaillante ne cesse d’en raviver l’existence dans chacune des marques qui composent ses dessins. Il faut noter que cette liberté, dont l’artiste souhaite manifestement nous faire partager la réalité effective, n’est pas le fruit d’une délivrance : elle est inhérente au geste même et s’accomplit toujours à travers lui. L’œuvre de Renée Lavaillante en fait une démonstration on ne plus éloquente, sous la forme d’une incontestable poésie du tracement.
© publié par le Musée d’art moderne de Collioure en 2008