Vincent Routhier

De la sensibilité, politique de l’avenir.

Galerie Simon Blais (Montréal, QC).
6 août au 3 septembre 2016.
2 images de x, #6, 2016. Pigments sur papier calque, 86 x 68 cm, photo Guy l’Heureux

Vincent Routhier, qui n’a pas trente ans, a terminé des études de deuxième cycle en art à l’Université Concordia sur une série de dessins qu’il rassemble sous le titre 2 images de x. Lauréat du Prix de la Fondation Sylvie et Simon Blais pour la relève en arts visuels 2016, 2 images de x a été exposée à la galerie Simon Blais.

Résolument conceptuel, Vincent Routhier n’hésite pourtant pas à se salir les mains, à déborder du cadre, à perforer le support, à le plier, le déplier, le replier, le déplier à nouveau, à le tourner, le retourner, le renverser. Aucune impasse n’est faite sur le maniement de la matière ni sur ses plus beaux effets visuels. Seule l’idée compte, pourvu qu’elle conduise à plus de sensibilité, matière première du sens de l’art. Matière de l’avenir, à lire le Friedrich Nietzsche d’Humain, trop humain : « Aussi, une civilisation supérieure devra-t-elle donner un cerveau double à l’homme, quelque chose comme deux compartiments cérébraux, l’un pour être sensible à la science, l’autre à ce qui n’est pas sensible à la science […]1 »

Les effets visuels de la matière ou la délimitation du domaine de la sensibilité.

Être sensible. Que peut bien vouloir dire « être sensible » ? Qui ne l’est pas ? Ne pas l’être relèverait même de la défaillance. Mais l’être trop est jugé comme un défaut. À ne pas l’être, il nous manque quelque chose, et à l’être trop, nous témoignerions d’une faiblesse, voire d’une faute. La sensibilité semble supposer un juste milieu. Être sensible, c’est l’être juste assez, pas trop, jusqu’à un certain point, pas au-delà. Qu’arriverait-il autrement ? Manquer de sensibilité serait faire preuve d’indifférence et déborder de sensibilité reviendrait à s’oublier corps et âme en l’autre, étant donné ce qui lui arrive, ce qu’il est, ce qu’il devient.

Ainsi, la sensibilité se conjuguerait-elle en regard de cet autre envers lequel nous ne sommes ni indifférents ni inconditionnels. Et elle se déclinerait entre deux extrêmes : indifférence et inconditionnalité.

La sensibilité, sans pouvoir être quantifiée, suppose pourtant ce point d’équilibre depuis lequel elle se saisit absolument. Ni indifférence ni inconditionnalité, mais pas indifférence et pas inconditionnalité. C’est là, juste là, précisément là, que se situe chacun des tout derniers dessins de Vincent Routhier.

Ils sont d’une incontestable beauté. Beauté formelle, puisque les œuvres sont abstraites. Beauté conventionnelle aussi. Beauté du chatoiement d’un moiré bleu et rouge. Beauté réglée par des symétries. Beauté de la simplicité d’une démonstration. En effet, chaque dessin montre et démontre la transformation géométrique d’une somme de points bleus, dont la figure initiale dessine une forme simple – une droite, un carré, un cercle, et dont la figure finale dessine une forme faite du même nombre de points, mais rouges, et distribués autrement.

Une histoire se raconte ainsi ; celle de la formation même d’un dessin. L’histoire pourrait se traduire en quelques lignes dans le langage de la géométrie analytique. Une histoire dont on aurait pu demander à l’ordinateur de faire le récit. Il aurait tracé sans bavure sur une feuille immaculée la figure initiale, la figure finale, le point et l’axe de la transformation géométrique. Mais non, l’artiste a choisi d’être lui-même le narrateur de cette histoire.

La figure de la sensibilité ou l’indéfinissable décidé de la décision.

Mais alors le récit n’est plus le même. L’histoire, oui. Mais le récit, non. Une reproduction dans l’opuscule, qui accompagne l’exposition, fait cas de la différence. Elle montre une épure dessinée par l’ordinateur. On y entend, si je puis dire, le silence du logiciel dans la blancheur du fond. La machine se tait, là, où le logiciel ne lui commande pas de tracement. Dans les dessins, au contraire, la feuille se salit au fur et à mesure que l’artiste s’exécute dans son rôle de narrateur. Aussi, là, où il n’agit pas, une maculation se fait tout de même entendre qui raconte l’histoire sous un autre angle en produisant dès lors un autre récit que celui de la transformation géométrique. Un récit pour l’œil pourrait-on dire ; un récit pour le sens de la vue ou plus exactement pour la sensibilité quand elle s’exprime à travers les rets de la vision.

Cet autre récit ouvre sur des moirés du plus bel effet rythmés par un réseau de lignes droites qui tissent des maillages aux formes variées ; et l’on ne saurait dire qui, du monde de la couleur ou de celui du dessin, emprisonne l’autre. Dans cette aventure, l’artiste semble connaître et maîtriser à souhait les effets de l’ambiguïté, dont le ravissement n’est sans doute pas le moindre. Cet univers double, s’il était exposé sans précaution, inspirerait sans doute la crainte à un point tel, qu’il engendrerait de l’indifférence. En effet, marier aujourd’hui lignes et couleurs sans autre ambition que le charme qui s’en dégage se conçoit mal sans que la chose ouvre sur une sorte d’horreur dont le décoratif serait l’effigie, avec ses symétries, ses rapports de proportions, ses harmonies, dont nous ne sommes pas maîtres, quoique nous nous convainquions du contraire en croyant trouver dans les mathématiques le moyen d’en modéliser l’ordre. Mais cet ordre reste sans cause ; immanence pure, comme nous rappelle le mathématicien Hermann Weyl2.

Chaque dessin de Vincent Routhier livre ainsi une histoire, celle d’une transformation géométrique, et deux récits au moins, celui d’un univers logique de points et de lignes et celui d’une nébuleuse chromatique lignée faite de traces et de marques. Il devient alors le creuset d’un entre-deux, d’où se laisse entendre cet indéfinissable décidé de la décision : ceci plutôt que cela. Avec pour unique critère, cette voix, qui peut être une voie, donnée à la sensibilité.

© Texte publié dans Vie des Arts, n° 244, automne 2016, p. 75-76.


  1.  Nietzsche, Friedrich, Humain trop humain. Paris: Hachette Littératures, coll. « Pluriel », 1988, p. 192. 

  2. Weyl, Hermann. Symétrie et mathématique moderne. Paris: Champs Flammarion, 1996, ©1964