Conférence prononcée le 16 août 2012 au 30e symposium international d’art contemporain de Baie-Saint-Paul

 La valeur du geste artistique.

Je souhaiterais vous entretenir ce soir de ce que je crois être une interaction, plutôt bénéfique, entre l’art et le discours, entre la pratique artistique et le discours sur l’art, entre l’artiste et le critique d’art.

Je souhaiterais vous parler de cette interaction, parce que j’ai le sentiment que son caractère bénéfique n’est peut-être pas assez exploité. À moins que, ce qui serait plus dommage, à moins que le caractère bénéfique de cette interaction entre la pratique de l’art et la pratique du discours soit en train d’être oublié.

La condition de possibilité de cette interaction entre l’art et le discours, entre la pratique artistique et le discours sur l’art, entre l’artiste et le critique d’art serait la suivante :

  • Moi, le critique d’art, je parle depuis un « point de vue » que l’artiste m’assigne en faisant ce qu’il fait comme il le fait. Ou plus exactement, moi, le critique d’art, je parle depuis un « point de lecture », que l’artiste m’assigne en faisant ce qu’il fait comme il le fait.
  • Et ce faisant, ce « point de lecture » génèrerait chez moi une position énonciative très particulière. Bien sûr, pour prendre acte de l’émergence de cette position énonciative très particulière, moi, le critique d’art, il faut que je joue le jeu de l’œuvre d’art en acceptant d’occuper le « point de lecture » qu’elle m’assigne.
  • L’interaction, dont je souhaite évoquer l’existence avec vous, se situerait là, au croisement d’une assignation, de la part de l’artiste, d’un « point de lecture » à quiconque se frotterait à son œuvre, et d’une acception, de la part de quiconque se mettrait à parler de l’œuvre, d’occuper ce « point de lecture ».

———————

J’ai le sentiment que l’hypothèse que je fais de l’existence d’une telle interaction entre l’art et le discours, entre la pratique artistique et la pratique discursive, entre l’artiste et le critique d’art, j’ai le sentiment qu’elle me vient, cette hypothèse, de René Payant.

René Payant, qui écrivait dans son introduction à Vedute :

« […] je dirais, ce qui est troublant, que lorsque j’écris sur l’œuvre d’art, je prends conscience que les mots qui me viennent témoignent des mots qui me manquent […] »1

Pour ceux ou celles qui n’ont pas connu René Payant, René Payant était historien d’art au département d’histoire de l’art à l’université de Montréal. Il était aussi critique d’art. Et Vedute. Pièces détachées sur l’art rassemble la plus grande partie de son œuvre d’historien, de théoricien et de critique d’art. Vedute a été publié en 1987. « Remarques intempestives en guise d’introduction », l’introduction à Vedute est le dernier texte que René Payant ait écrit avant de nous quitter le 23 novembre 1987 à l’âge de 38 ans.

———————

Pour évoquer cette interaction entre l’art et le discours, et pour évoquer la dynamique de cette interaction, je partirai donc des « Remarques intempestives » de Payant, et du destin qu’elles ont eu chez moi au fil de mon expérience de la critique d’art, depuis que j’ai commencé à écrire sur l’art, au début des années 1990.

———————

Commençons. J’ai remarqué que le critique d’art que je suis parle moins des œuvres et plus du geste de l’artiste. Autrement dit, je me demande moins pourquoi des œuvres ont telle ou telle forme, pourquoi leurs formes évoluent comme elles évoluent. Et je me demande plus qu’est-ce que l’artiste a fait et pourquoi il a fait ce qu’il a fait comme il l’a fait ?

J’ai remarqué que j’essayais de rester sensible aux endroits dans l’œuvre où du geste se laisse saisir.

Je ne veux pas parler des lieux dans l’œuvre où on perçoit des traces de sa fabrication, où on perçoit une facture. Je veux plutôt parler des lieux dans l’œuvre, qui laissent voir qu’une décision a été prise par l’artiste sans que je puisse dire pourquoi il a pris cette décision.

Il l’a prise, et il l’a conservé en conservant le résultat plastique qu’elle a donné.

Serait-ce depuis de telles « décisions » de la part de l’artiste que l’œuvre se mettrait à assigner un « point de lecture » ? Et serait-ce depuis ce « point de lecture » que le critique d’art se trouverait dans une position énonciative très particulière où les mots qui [lui] viennent [témoigneraient] des mots qui [lui manquent] » ?

J’en fais l’hypothèse.

———————

Si j’entends bien René Payant, le rapport entre l’art et le discours qui en parle, le rapport entre l’art et le discours-sur-l’art, serait tel, que, dans le cadre d’une pratique de ce discours-sur-l’art, eh bien, c’est immanquable, « les mots qui […] viennent se mettent à témoigner des mots qui […] manquent ». Autrement dit, ce discours-sur-l’art serait un type de discours en soi, remarquable à ce que « les mots qui […] viennent se mettent à témoigner des mots qui […] manquent ».

Comment cela se fait-il ?

———————

Alors, posons tout d’abord l’art d’un côté et le discours de l’autre. Et posons, en toute hypothèse, que parler d’art induit un type de discours particulier.

Mais avant d’en arriver à ce discours si particulier, demandons-nous ce qu’il en est du discours tout court, sans autre discernement.

Je dirais qu’on reconnaît le discours – tout court – au trait de structure suivant : le discours désire la vérité. Je dis bien qu’il désire la vérité, et non qu’il la dit. (J’ai conscience que je pose cette affirmation, comme on pose un théorème).

Si je prends au sérieux la prémisse de René Payant selon laquelle, lorsqu’on parle de l’art, « les mots qui […] viennent témoignent des mots qui […] manquent », je peux poser que l’art, c’est ce qui ne répond pas au désir de vérité du discours.

Ce « ne pas répondre au désir de vérité du discours » serait le trait de structure de l’art.

Le point de croisement entre l’art et le discours pourrait alors se formuler ainsi : « Là où le discours désire la vérité, l’art n’y répond pas ».

Je pense que René Payant voyait dans ce point de croisement entre discours et art, dans ce « duel » entre discours et art, la raison d’être de l’art moderne et contemporain.

———————

Alors, comment l’artiste parviendrait-il à ne pas répondre au désir de vérité du discours ?

Selon René Payant, toujours si je ne trahis pas trop sa pensée, l’artiste parviendrait à ne pas répondre au désir de vérité du discours en édifiant l’œuvre d’art en un « objet autonome » ; le terme est de Payant.

Telle est, je pense, la trouvaille que René Payant fit tout au long de son incommensurable expérience de l’art.

« […] ce qu’il faut maintenant faire avec nuance, énonce René Payant toujours dans l’introduction à Vedute, c’est de montrer que l’histoire de l’art a comme objet de révéler la quantité de visibilité de cette autonomie ».

Autrement dit, l’objet de l’histoire, de la théorie, de la critique d’art, ce n’est pas l’œuvre d’art comme telle, c’est le degré d’autonomie de celle-ci (le degré d’autonomie qu’elle montre).

———————

Venons-en maintenant au discours particulier, qui se produit, lorsqu’on se met à parler du geste de l’artiste. Venons-en donc au « discours sur l’art », qui est, en toute hypothèse, un discours d’un type particulier, où « le mots qui […] viennent témoignent des mots qui […] manquent ».

Étant donné le trait de structure du discours en général – du discours tout court – (le discours désire la vérité) et étant donné le trait de structure de l’art moderne et contemporain (l’art ne répond pas au désir de vérité du discours), eh bien, un discours qui parle de l’art tendra à conduire son auditoire, tendra à conduire son lectorat, là où la vérité défaille, et, du coup, là où le sens doit être élaboré à nouveau, là où il doit être à nouveau construit, là où il faut le créer pour qu’il existe.

C’est logique, ai-je envie d’ajouter. Si la structure du discours est de désirer la vérité, et si la structure de l’art est de ne pas répondre au désir de vérité du discours, le discours qui s’aventure à parler de l’art va infailliblement rencontrer un défaut de sens, si ce dont il parle relève bien d’une pratique de l’art.

Et c’est une chance qu’il en soit ainsi nous rappelle René Payant, je le cite :

« […] l’œuvre d’art est une nécessité sociale ; elle brise le tissu de toutes les règles qui font que la société existe.

Elle brise ces règles parce qu’elles sont souvent devenues des lois et des impératifs qui rendent les sociétés souvent très statiques et qui permettent à toute une série d’idéologies de s’installer sans qu’on s’en aperçoive, et avec la force de ce qui se produit lorsque la réflexion ne rencontre pas des points de difficulté.

L’œuvre d’art est donc là pour rappeler à l’homme qu’il est mobile, qu’il peut inventer, qu’il se définirait même par l’ensemble des possibles qu’il constitue.

Je ne dis pas que l’œuvre d’art mène vers des utopies ; c’est encore avoir un programme pour l’œuvre.

Je dirai plutôt qu’elle mène vers la prise de conscience de ces possibles qui définissent l’homme.

C’est à l’homme de décider ce qu’il fait de l’œuvre d’art, qui provoque cette réflexion, […] en ouvrant le spectateur à ces possibles.

[C’est] parce qu’elle est autonome et ne s’intègre pas dans le tissu social tel qu’il existe, [que] l’œuvre d’art est peut-être le lieu qui lui assure une survie. »

———————

René Payant cumulait les qualités de l’historien, du théoricien et du critique d’art, indissociables selon lui. Ses objets d’étude pouvaient aussi bien être un autoportrait de Sophonisba Anguissola ou la Trinité de Masaccio que N° 362, un dessin de Louise Robert, ou Flag de Jasper Johns.

Il avait cependant cette constante préoccupation de rendre compte de la progressive acquisition du statut d’« objet autonome » de cet artefact qu’on a pris l’habitude de nommer « œuvre d’art » dans la culture occidentale.

Et pour préciser de quoi il en retourne à propos de cet « objet autonome », je crois qu’il faut souligner que l’« objet », dont il est question dans l’expression « objet autonome », n’est pas l’œuvre d’art en elle-même, mais se love dans celle-ci. Préciser aussi que l’« autonomie » dont il est question dans l’expression « objet autonome » ne désigne pas une souveraineté absolue, mais désigne plutôt cette distance qui est prise par l’artiste par rapport au désir de vérité du discours.

Autrement dit, l’œuvre serait dès lors le véhicule de cette distance prise par l’artiste par rapport au désir de vérité du discours.

L’idée d’une évolution de l’œuvre d’art vers une telle situation, quant au rapport entre l’art et le discours, peut être insoutenable pour certains historiens de l’art, qui pensent l’œuvre d’art comme un artefact dont la conception et la fabrication sont déterminées seulement par son environnement culturel.

D’un autre côté, une telle compréhension de l’œuvre d’art, comme reflet de sa société, paraît logique, car enfin, quel artiste ne travaille pas dans le sens d’une inscription de son œuvre dans la culture de son temps ? Mais alors René Payant parlera d’une inscription en retrait :

« Certains disent que l’œuvre d’art est comme un secret et que la somme des commentaires finit par dévoiler ce secret. Je dirais, au contraire, que l’œuvre d’art est une énigme : jamais nous ne réussirons à la toucher dans toute sa complexité et sa vérité d’objet autonome.

Comme le dit Anne Cauquelin, en empruntant l’exemple aux romantiques allemands, l’œuvre est un hérisson.

Bien sûr, [que l’œuvre d’art soit une énigme inépuisable], cela n’est pas sans troubler celui qui y pense et qui y croit.

Mais […] c’est l’effet de l’œuvre d’art, et [cet effet, c’est] la chance qu’elle nous donne de se présenter, de se donner à nous, sous la forme de son retrait. »

Oui, les décisions de l’artiste dépendent nécessairement de l’espace-temps socioculturel et politique dans lequel il travaille. Mais elles en dépendent non pas parce qu’elles y obéissent aveuglément, mais parce qu’elles résistent au discours qui caractérise cet espace-temps.

Oui, l’œuvre d’art rappelle, évoque, réfère au discours dans lequel elle naît, mais non pas parce qu’elle le réifie, mais plutôt parce que quelque chose chez elle y résiste.

Cette résistance, évoquée par René Payant, je ne crois pas qu’il faille la penser circonstancielle. J’ai plutôt la conviction que nous avons affaire là à un trait de structure de l’art. Tels sont, à mes yeux du moins, la découverte et le legs de René Payant.

———————

À partir du moment où est acquise la découverte par René Payant de cette « autonomie » que les artistes font exister dans et à travers la conception et la fabrication d’œuvres d’art, une sorte de programme de travail se profile alors à l’horizon de l’œuvre de René Payant, de mon point de vue du moins.

Un programme qui m’apparaît se dessiner comme un programme collaboratif entre artistes, critiques, théoriciens, sociologues et historiens d’art.

L’artiste produira cette « autonomie ». L’historien d’art étudiera l’évolution de cette « autonomie », depuis son émergence jusqu’à aujourd’hui. Le sociologue de l’art étudiera les refoulements de la société à l’endroit de cette « autonomie ». Le théoricien de l’art étudiera les formes de cette « autonomie » en risquant des modélisations de son éventuelle structure. Et le critique d’art traquera, aveuglément si je puis dire, cette « autonomie », en parlant des œuvres d’art, en écrivant sur elles, sans cesse et plus que jamais, c’est-à-dire en ne cessant pas de se trouver en train de faire un usage pour le moins étrange du discours, dès lors que « les mots, qui lui viennent, témoignent des mots qui manquent ».

Le critique d’art est alors en quelque sorte le témoin du geste de l’artiste, non pas en le reconnaissant pour ce qu’il est, mais en reconnaissant l’impasse de sens dans laquelle l’artiste l’a conduit en faisant ce qu’il a fait comme il l’a fait.

Peut-être devrions-nous parfaire la critique d’art dans ce sens ? Mais pour cela, nous devrions peut-être nous autoriser à écrire, et donc à donner à lire, que, devant telle ou telle œuvre d’art, là, juste là où l’artiste a fait ceci, en posant tel geste, eh bien les mots viennent à manquer.

———————

Et quand les mots viennent à manquer, qu’est-ce qu’on fait ? Qu’est-ce qu’on écrit ?

C’est là toute une perspective de travail qui s’ouvre. Relire toute la littérature sur l’art en prenant pour acquis que ce qui a été écrit témoigne d’une impossibilité de dire. Revoir toutes les œuvres d’art en prenant pour acquis qu’elles assignent un « point de lecture » d’où le discours se voit défaillant.

Merci.


  1. Payant, René. Vedute. Pièces détachées sur l’art. 1976-1987, Laval : Trois, 1987, p. 26