Conférence prononcée le 9 mai 2015 dans le cadre de la 8e édition des tables rondes de T.A.M.B.O.U.R.

L’artiste face à tous les possibles: phénomène ou symptôme ?

Avant-propos

Je parlerai de l’expérience esthétique comme d’un symptôme sain, comme d’un sain symptôme.

Et je me plaindrai, au passage, de la pratique artistique, quand elle exclut la métaphore.

Préambule

«Le temps est hors de ses gongs»1

Ou plus exactement, le temps me semble hors de ses gongs. Le temps, c’est-à-dire la mer sur laquelle je navigue et qu’on appelle communément le champ de l’art. Je ne suis pas un marin aguerri. Je fais de la navigation côtière. Le champ de l’art dont il est question est le champ de la pratique artistique contemporaine à Montréal. Vous voyez, je ne m’éloigne pas trop.

Quand je dis naviguer, je veux dire que j’écris. J’écris à partir de ce que les artistes font. Leur pratique artistique, tels sont les alizés, dont mes voiles se gonflent. Et je vais ainsi, là où le vent me mène.

— Et tu navigues ainsi pour le plaisir ?
— Oui, pour le plaisir d’apprendre toujours plus à naviguer.
— Tu ne transportes rien ? Tu n’as pas de destination ? Tu ne voyages pas d’un point à un autre ? Pas même pour découvrir de nouvelles contrées ?
— Non.
— Mais de quoi vis-tu, donc ?
— Très cher ami, là n’est pas la question ! La question n’est pas de vivre, mais bien de ne pas mourir.

Je ne cesse pas de mourir. C’est le lot de nous tous, n’est-ce pas ? Mort programmée. Mais programmée pour quand ? Quand vais-je mourir ? Autre mauvaise question ! Nous mourons. Seconde après seconde, nous mourons.

« Mais je ne veux pas mourir », dit l’un. « Et moi non plus », dit l’autre. Et ainsi de suite. Tant et si bien, que…

Sur ce point, je cède la parole à Marcel Duchamp. Voici un extrait du documentaire Jeu d’échecs avec Marcel Duchamp filmé en 1963 à Pasadena et New York pour la Radio Télévision Française (RTF) :

— Je sais que vous n’aimez pas donner des conseils, mais enfin, avant de vous quitter, j’aimerais vous en demander un dernier.
— Lequel?
— Eh bien, on a quand même un peu l’impression en définitive qu’on avait commencé ce film avec un peintre et qu’on quitte un philosophe.
— Oui le mot philosophe est très gentil, mais c’est aussi sujet à caution. Toutes les questions d’enseignement, d’école, de disciples ne m’ont jamais intéressé et continuent à ne pas m’intéresser. Vous savez, j’ai toujours considéré, pas toujours, mais je suis arrivé à cette conclusion vraiment que, comme disait Brancusi que l’art est une escroquerie d’abord, mais je crois aussi que c’est un mirage en plus. Je crois aux artistes, à l’individu, l’homme, l’artiste, ça j’y crois, mais l’art est un mirage. L’artiste tant qu’on veut. On ne peut pas aider un autre homme. Chaque individu se débrouille pour lui, car je ne suis pas du tout de l’avis de la fourmilière, qui nous attend dans quelques centaines d’années. Donc, je crois encore à l’individu et chacun pour soi comme dans un naufrage.
— C’est le mot de la fin.
— C’est le mot de la fin.2

De quel naufrage peut-il bien s’agir ?

Et à ce compte-là, faire de l’art serait-il ni plus ni moins qu’un geste de survie ? Faire de l’art serait-il un moyen parmi d’autres de sauver sa peau ? Mais alors, pourquoi tant de grandiloquence autour de l’art ? À sauver leur peau comme ils le font, si tel est bien le cas, les uns avec faste, les autres avec culot, les uns dans l’entraide, les autres non, chacun selon le hasard des circonstances, des opportunités, des rencontres heureuses ou malheureuses, à sauver donc leur peau comme il le font, les artistes seraient-il des sortes de héros ? Des Saints peut-être ? Un modèle en regard duquel la vie trouverait un sens, un but ; sens, but, qui seraient ceux de survivre à un incontournable naufrage ?

L’art aurait-il l’importance que nous lui accordons, parce que nous, naufragés de naissance, nous trouverions notre salut dans des formes d’action, dont la pratique artistique serait en quelque sorte une incessante métonymie ?

Et pour cela, les artistes seraient-ils des héros inspirants, des saints ? D’où peut-être toute cette grandeur, toute cette déférence à l’égard de l’art ?

Tranchons.

Au mieux, l’artiste me rappelle le Réel. Je veux dire par Réel, non pas la réalité extérieure, non pas l’actualité telle qu’elle se dresse sous mes yeux. Je veux dire par Réel, le fait que je meurs. Non pas que je suis mortel, mais bien que je meurs. Que mourir se conjugue au présent, là, dans la seconde et dans la suivante. Et ainsi de suite.

Exemple d’un tel rappel ; ce vers de Marie Uguay, que j’extrais de l’outre-vie :

«Le jour se dévide avec un crissement interne de soie»3

Au mieux, l’artiste me rappelle le Réel, métaphoriquement. Au pire, il fait tout, mais vraiment tout, pour se faire un nom ; son patronyme, le nom de son père, le nom-du-père, n’y suffisant pas. Je me réfère, pour affirmer ceci, au Séminaire XXIII que Jacques Lacan consacre à la question du symptôme tout en travaillant l’œuvre de James Joyce.4

Vous comprendrez que, pour moi, la pratique artistique s’égraine en continu entre ces deux extrêmes, qui, parfois, se rejoignent, bêtement ajouterais-je ? Je pense, quand je dis ceci, à Serge Oldenbourg, qui, le 28 mai 1964, réalise une performance intitulée Solo pour la mort, qu’il relate ainsi :

En 1964, au festival de la Libre Expression, au Centre des étudiants américains, le 28 mai, j’ai joué à la roulette russe en scène pendant le concert Fluxus. Je suis entré en scène, j’ai introduit une cartouche dans le barillet d’un revolver, j’ai tourné plusieurs fois le barillet, je me suis appliqué le canon de revolver sous le menton, j’ai tiré une fois, j’ai extrait la balle du barillet et je l’ai jetée dans le public.5

Serge Oldenbourg, qui se faisait appeler Serge III, est mort de sa belle mort en 2000 à l’âge de 77 ans.

Les artistes en arts visuels, auxquels appartiennent les performeurs, ignorent-ils à ce point la métaphore pour être ainsi poussés à la trivialité ?

À moins que, dans le camp des artistes en arts visuels, de la métaphore, nous n’en voulions plus !

L’expérience esthétique

Quand je parle, comme je viens de le faire, à propos de la pratique artistique, mais aussi à propos de l’appréciation de ce qui résulte de la pratique artistique, quand je parle de rappeler le Réel, quand je parle de métaphore, quand je parle autrement dit de rappeler le Réel métaphoriquement, j’évoque l’expérience esthétique.

J’évoque la sublimation de cette mort que je ne cesse pas d’éprouver seconde après seconde. Et j’évoque sa sublimation dans, au moyen, à travers, la possibilité que nous avons tous autant que nous sommes, non pas de mimer cette mort – symptôme malsain si je puis dire –, mais de lui substituer une expérience inouïe.

L’art, la pratique artistique, c’est le rappel, par l’artiste, au moyen de ce qu’il fait, que la mort, celle que nous éprouvons au présent, celle qui nous talonne chaque seconde, que cette mort se transcende dans, au moyen, à travers l’inouï, c’est-à-dire, dans, au moyen, à travers, une sensation neuve, jamais encore éprouvée, et dont la cause nous échappe. Une sorte de symptôme sain autrement dit.

Deux exemples, si tant est que l’on puisse donner un exemple de ce sain symptôme. Le premier sous la plume de Marie Uguay encore, toujours extrait de l’outre-vie :

Un iris balance ses pétales mauves
le soleil s’y noie
et toute la lourdeur de début ou de fin de jour
s’est installée dans mon corps
je suis démantelée
sans plus d’appréhension et de mémoire
que cette lumière qui s’ombre
Je n’ai aucune promptitude
je suis là déchaînée, mais inerte
il n’y a plus que cette brisure ensoleillée
Cette blanche impulsion où la vie se déploie
Cet instinct de la lumière
où tout vous constate en secret6

Le second, plus didactique, que j’extrais de La femme du peintre, premier roman – roman magnifique – de Monique Durand :

Cabrières d’Aigues. Février de l’année 1964. Premières lueurs du jour, la ligne des arbres commence à se découper dans l’horizon de jais. Une part d’Evelyn se rassure, recouvre son allant diurne. Les petits matins méridionaux, où rien ne lui paraît familier, ont quelque chose d’un peu redoutable. Nature inconnue, calcaire et cailloutis, où le romarin et l’amélanchier fleurissent en hiver tandis que les perdrix rouges hantent les chênaies et les grands-ducs hantent les nuits. Monde incongru, monde à l’envers. Parfums inédits et tourmentants: lavande, thym, sauge, partout des feux d’abattis striant le ciel, offrant le bras aux nuages. Prise dans cet étourdissement de fragrances, Evelyn se murmure à elle-même que si elle n’était de chair, elle serait d’odeurs comme celles-là.7

Comment dire ce « rien », où « rien ne paraît familier » ? Comment dire ce « quelque chose d’un peu redoutable » ? Comment dire cette « nature inconnue », ce « monde incongru » ?

«… se murmure à elle-même, que si elle n’était de chair, elle serait…»

Dans ce passage, Monique Durand expose, à mes yeux du moins, et donc sans doute pour moi, et moi seul, elle expose la quintessence du travail de la métaphore, et elle me sauve.

Héroïne, Marie Uguay ? Héroïne, Monique Durand ? Non. Généreuses. Elles nous donnent ce qu’elles savent de cet érotisme mortifère auquel nous sommes tous confrontés, sans exception ; mais surtout elles nous transmettent, en l’éveillant en nous, car nous en sommes tous détenteurs, le moyen de le transcender.

Merci


  1. Shakespeare. Hamlet Acte I, scène 5 

  2. Extrait de Jeu d’échecs avec Marcel Duchamp filmé en 1963 à Pasadena et New York pour la Radio Télévision Française (RTF). Le film est diffusé pour la première fois le 8 juin 1964. Il est ensuite montré le 19 septembre 1964 au Festival international des films sur l’Art et des films d’art aux International Festival of Artistic Films and Films of Art de Bergame. Une vidéocassette est éditée par Public Media, Chicago, en 1987 (Marcel Duchamp. A Game of Chess) et par Phaidon en 2007. 

  3. Uguay, M. (1979). l’outre-vie. Saint-Lambert, [Chambly]: Editions du Noroît, p. 14. 

  4. Lacan, J. (2005). Le séminaire. Livre XXIII. Le sinthome, 1975-1976. Paris : Éditions du Seuil. 

  5. Cité par Paul Ardenne dans  Ardenne, P. (2006). Extrême : esthétiques de la limite dépassée. Paris: Flammarion, p. 10. 

  6. Uguay, M. (1979). Op. cit., p. 21. 

  7. Durand, M. (2003). La femme du peintre. Paris : Le Serpent à plumes, p. 99.