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Gianni Giuliano

Politique du regard et pouvoirs de l’image dans l’œuvre de Gianni Giuliano

Galerie Erga (Montréal, QC).
29 mai au 4 juin 2018.
Adrift in the Open-Waters of Atlantis, graphite sur papier, 137 x 86 cm. 2015

Gianni Giuliano peint et dessine des personnages anonymes dans des paysages indéterminés. L’œuvre peut se réduire au dessin d’un personnage dans un paysage. Souvent complexe, le paysage peut aussi se limiter à un rehaut de bleu à l’aquarelle ou au pastel sec ou même au seul blanc du papier. C’est le cas des dessins présentés dans Vuja de, une exposition des tout derniers dessins de l’artiste à la galerie Erga.

Au premier coup d’œil, les dessins paraissent d’un réalisme saisissant. Mais il faut pour cela que l’œil s’accommode de quelques extravagances. Soit la scène représentée n’aura rien de réaliste; elle paraîtra au contraire des plus irréelles. Soit le dessin paraîtra fautif dans certains détails; une proportion, une dimension ou un espace impossible tendront en effet à sortir l’œil de l’illusion dont il avait plaisir à s’accommoder.

Un dynamisme de l’image naît ainsi, qui dépendra d’une tension entre transparence et opacité de la lecture de l’image.

Il n’y a pas de regard sans un objet qui le cause. C’est ce que Gianni Giuliano dessine. Tout artiste le sait; mais Gianni Giuliano, avec un peu plus d’acuité. Il le dessine en dessinant cette tension entre opacité et transparence de l’image. Mais il le dessinera aussi en dessinant les personnages représentés en train de regarder des objets qui nous échappent, soit parce qu’ils sont hors cadre (When Alls Else Falls; Smoke Them Out, 2015), soit parce que, étant donné l’irréel de la scène représentée, nous ne saurions pas dire pourquoi les personnages nous conduisent à voir d’étranges attributs. Comme cette ampoule électrique au bout d’une lance tenue d’une main par un personnage qui la regarde et qui, de l’autre main, semble être en train de la visser ou de la dévisser (Adrifts in the Open Waters of Atlantis, 2015). Ou comme dans Self-Portrait; Code Blue (2018), où le personnage est représenté sans plus d’explications avec des flotteurs d’enfant aux bras.

Une tension naît cette fois entre le tranchant du regard aiguisé par la minutie du traitement et le fuyant du donné à voir. Et l’absence de ce donné à voir est d’autant plus intense que le traitement de l’image est illusionniste.

Une sorte de matrice du regard commence ainsi à s’imposer en douceur, sans tambour ni trompette, avec délicatesse, sans éclat ni coups de force, hors des modalités du spectaculaire, loin des débordements et des excès du regard autrement dit. Une matrice qui trame la transparence et l’opacité de la lecture de l’image avec l’absence constatée et le désir révélé de l’objet du regard.

L’ensemble de l’œuvre de Gianni Giuliano ne s’appréhenderait-elle pas, en toute hypothèse, par le filtre de cette matrice ? L’artiste nous préviendrait ainsi, en nous en éloignant, des points de vue médusant de l’excès de vision du spectacle. Et du coup, il nous disposerait, en nous y invitant, à lire l’action de voir chaque fois qu’il trébuche, chaque fois qu’il bute sur une de ses limites : une opacité dans la transparence de la lecture de l’image; l’absence de l’objet qui aurait dû révéler au regard sa cause, sa raison d’être. Aussi voyons-nous, sous l’effet de l’œuvre de Gianni Giuliano, ce que nous regardons plutôt que de voir ce qui nous est imposé de regarder.

L’œuvre de Gianni Giuliano ferait-elle ainsi la proposition d’une émancipation du regard ? Assurément. Et cette émancipation serait-elle critique d’une aliénation, dont nous n’aurions même pas conscience ? Assurément. Une aliénation au mensonge de l’image. Car enfin, à bien y penser, une image est toujours fausse. Et si elle ne le montre pas, en plus d’être fausse, elle ment. Et si elle ment, en plus d’être fausse et de mentir, elle cache un secret aux dépens de ses spectateurs et spectatrices. Secret et facticité : Combles et marges de l’image.

Et c’est bien d’image dont il s’agit dans l’œuvre de Gianni Giuliano. Dessinées ou peintes, c’est l’image qui prévaut chez lui. Ne dit-il pas que, selon lui, dessin et peinture ne se distinguent pas, que seul le mode d’expression y diffère ? Peindre ou dessiner, la préoccupation reste donc la même. Ce qui lui importe, au-delà du mode d’expression, c’est l’invention d’une autre image, d’une image autre. Dessinée ou peinte, Gianni Giuliano la veut autre. Une image vraie et sincère. Une image qui montre ce qu’elle est vraiment, sans artifice ni secret. Une image sans intentions non déclarées. Une image qui n’est pas un double. Ni un double de la réalité ni un double d’une autre image. Une image qui ne disparaît pas derrière ce qu’elle représente ni derrière ses conditions de fabrication. Une image ni figurative ni abstraite. Pas non plus hyperréaliste tout en paraissant abstraite ni formaliste tout en paraissant figurative.

Une image qui ne donne rien à voir que le regard qu’elle engendre. Une image issue d’une main qui fabrique un regard. Ainsi en va-t-il de l’art de Gianni Giuliano : une main pour un regard ; la transmutation du geste en train de marquer un support, toile ou papier, en un regard non pas pris, capté, assujetti, mais en un regard donné, retrouvé, libéré.

© Texte publié en introduction à l’exposition de Gianni Giuliano, Vuja De, Montréal, Galerie Erga, du 29 mai au 4 juin 2018.

Gianni Giuliano

Le silence parlant de l’œuvre de Gianni Giuliano.

 

Silver Linings amongst Camera Skies, 2015. Huile sur toile de lin, 152 x 91 cm.

Le peintre Gianni Giuliano appartient à la jeune génération de peintres figuratifs qui renouvellent la peinture au Québec, alors que, à l’ère des nouvelles technologies, la question de savoir s’il faut oui ou non encore peindre aujourd’hui est toujours d’actualité. Le « silence parlant » de ses peintures ou dessins invite à une critique du bruit ambiant que produit le choc incessant des images, de l’information et de l’art contemporain déferlant tous azimuts dans nos vies. 

Dans un minuscule atelier sans fenêtres, poussé par une indomptable conviction, Gianni Giuliano travaille en écho à son temps. Ses œuvres incarnent, chacune à leur façon, un même langage. On y saisit une structure qui rapporte l’un à l’autre réciproquement un paysage et un ou plusieurs personnages engagés dans une action. D’une œuvre à l’autre, le paysage sera anonyme et l’action représentée pourra varier entre l’expression d’un protagoniste plongé dans une réflexion et l’expression de gestes qui exigent force et résistance. Les actions mettent en scène de curieux accessoires dans les circonstances, bien que celles-ci dictent des poses tout à fait vraisemblables.

L’image bruit ou l’actualité de l’art

Le peintre semble travailler à contre-courant. Mais qu’en est-il du courant? Œuvres sonores, projections visuelles gigantesques, plexiglas, œuvres immersives, résidences, Berlin. Faut-il encore peindre ? Débats, discussions, conférences. On le peut, mais le faut-il ? Et s’il le faut, peut-on peindre autrement qu’abstrait ? Automatisme appliqué à d’autres modes d’expressions que la peinture, comme la photographie ou tout autre technique de cet ordre. Collage, accumulation, amoncellement d’images, au mur, au sol, à plat, en colonnes, en boîte. Ère de l’image, surconsommation de l’image ; information, expression, communication par l’image ; maniement, manipulation, rhétorique de l’image. Choc des images entre elles, sans texte pour les articuler. Brouhaha d’images. Image bruit.

À contre-courant? Pas sûr! Paradoxalement, l’œuvre de Gianni Giuliano semble être dans le ton. Paysages anonymes, actions incongrues, accessoires fantasques par rapport à la situation. Les motifs iconographiques qui composent l’image s’entrechoquent comme s’entrechoquent les images dans l’univers médiatique qui est désormais le nôtre, que ce soit devant la télévision, via internet ou la fréquentation des réseaux sociaux.

Une chose détonne cependant : son goût pour la composition de l’image sur le modèle des tableaux narratifs de l’âge baroque et classique. C’est comme s’il souhaitait un récit pour atténuer le bruit que l’étrangeté du sujet représenté produit.

L’autre de l’image bruit ou la valeur de l’œuvre

Cette manière de peindre forme chaque fois une image typique modelée au moyen d’un langage singulier qui, tout compte fait, témoigne de ce sur quoi Gianni Giuliano insiste sans relâche d’œuvre en œuvre.

Comment Gianni Giuliano se démarque-t-il? Eh bien, il conçoit l’image de chacun de ses tableaux de façon à introduire un liant entre les motifs iconographiques, tout en prenant soin de donner à ce liant la forme d’un désir de récit. Tel est, dès lors le schéma auquel l’artiste soumet, de tableau en tableau, la formation de l’image. Faire image chez Giuliano, c’est en appeler d’un récit, de manière à ce que l’image puisse montrer que l’absence de récit induit immanquablement un clash, une secousse, une bousculade, une collision, dont il ne reste guère que le bruit de l’impact.

Gianni Giuliano peint aux antipodes de l’image clash, de l’image bruit. Inutile de demander à Gianni Giuliano de nommer cet autre de l’image bruit. Il est inutile aussi de tenter de reconnaître dans son œuvre une quelconque représentation de cette autre image. Simplement, en créant les images comme il le fait, c’est-à-dire en édifiant des rencontres insolites entre des motifs iconographiques les uns contre les autres, tout en conservant le schéma du tableau narratif en usage à l’âge baroque et classique, il mime l’image bruit, la représente et établit ainsi une distance critique entre elle et le regard sur elle. Une distance qui permet de remarquer que, si bruit il y a à entrechoquer les images les unes aux autres, c’est à exclure ce qui les rapporterait les unes aux autres.

En peignant, Gianni Giuliano appelle une réflexion sur l’image bruit en tant que dispositif de l’univers médiatique actuel. Mais qui l’entendra?

© Texte publié dans Vie des Arts, n° 240, automne 2015, p. 74-75.