Ce point d’écoute que m’assigne l’artiste

Devant le travail d’un artiste, je me demande à chaque fois, pourquoi a-t-il fait ce qu’il a fait comme il l’a fait? Quelles sont autrement dit les raisons, conscientes et inconscientes, qui ont conduit ses gestes et ses décisions? Aussi, commencé-je par m’intéresser aux moyens que l’artiste s’est donné. Quels matériaux a-t-il utilisé? Quelles formes leur a-t-il donné? Quelles couleurs a-t-il associé à ces formes? Ou inversement, quelles formes a-t-il associé à telles couleurs? De là, je suis attentif aux idées qui m’arrivent en tête durant l’expérience? Qu’est-ce qui, dans l’œuvre, motive leur surgissement? Dans l’œuvre, mais chez moi aussi, car ces idées surgissent dans l’espace incertain et évanescent d’une étrange intersubjectivité faite pour une part des intentions de l’artiste et pour une autre, des miennes. J’en arrive alors à m’intéresser à la manière avec laquelle l’artiste s’est mis à agencer matériaux, formes et couleurs, dans l’espace qu’il s’est octroyé pour agir tout en portant attention aux effets de ces décisions sur moi. Cette curiosité pour les modalités de mise en œuvre m’entraîne ainsi sur le terrain de la manière, sur celui du style, dans leur rapport à mes attentes. Je sais alors que je suis sur le point d’accéder – sans jamais en être tout à fait sûr – à un propos, à une parole, exprimés non pas verbalement mais plastiquement, et je suis sûr d’être possiblement sur le point de découvrir la compréhension que l’artiste a de l’art.

Au fil de mon expérience, il m’a en effet semblé qu’en faisant ce qu’il fait comme il le fait, l’artiste livre le sens qu’il a de l’art, livre la logique qui, selon lui, conduit la pratique artistique, livre aussi la raison d’être de l’existence de l’art et de sa pratique.

Aussi, devant l’œuvre d’un artiste, le faire reste-t-il le principal objet de ma curiosité. Et ce faire se décline selon différents degrés d’existence. Je le vois dans les moyens utilisés par l’artiste, et puis, dans la manière, dans le style autrement dit, et enfin dans ce qui me semble être la raison pour laquelle l’artiste adopte cette manière, et que l’on nomme, dans un incroyable raccourci, la «pratique de l’artiste». Moyensmanière et pratique sont ainsi les degrés d’existence dans lesquelles le faire se donne, se livre, se déploie ainsi et pas autrement, étant donné le sens profond que l’artiste accorde à l’art.

Je ne suis pas bien différent ainsi des autres personnes qui font la même expérience que moi devant tel ou tel travail récent de tel ou tel artiste. Peut-être suis-je un peu plus attentif à ce qui m’arrive du fait de mon métier : j’écris sur ces expériences, sur les expériences dans lesquelles l’artiste nous plonge en faisant ce qu’il fait comme il le fait. Mis à part cette attention plus particulière, je suis comme n’importe quelle autre personne qui se frotte à de telles expériences: je suis assujetti, le temps d’un instant, à un environnement construit dans le but de me contraindre à un certain nombre de situations. Et je me laisse faire, en toute confiance, car, ma foi, je suis sous la protection de la fiction. Rien n’est effectif dans ces expériences; tout est construction, artifice; tout est joué, figuré; rien de véritablement réel ne saurait surgir en chair et en os. Rassuré par la facture fictionnelle de ce qui semble dicter mes sensations, mes conduites, mes pensées mêmes, je suis plutôt dans une position d’écoute, où chaque sensation, chaque sentiment, chaque pensée, est comme une parole prononcée par l’auteur de cette fiction?

Et de quoi l’artiste nous entretient-il ainsi? De quoi peut-il bien s’agir, pour qu’il sente le besoin de nous interpeller et pour que, à devoir nous interpeller, il ne puisse pas le faire autrement qu’en passant par la formation de chimères?

Chose certaine, pour le critique d’art que je suis, l’art – ce que le mot «art» désigne pour moi – est l’écho de ce dont l’artiste nous entretient; un écho qui résonne dans ce que l’œuvre d’art laisse entendre derrière ce que l’artiste a fait étant donné la manière avec laquelle il s’y est pris pour faire ce qu’il a fait. Et je ne saurais être l’écrivant que je suis sans être plongé dans une telle situation.