Une critique d’art est-elle encore possible?

La représentation du pouvoir et le pouvoir de la représentation

Quel plaisir de voir les Ménines de Diego Vélasquez par le filtre de la description de Michel Foucault ! Quel bonheur de suivre, au fil des mots de l’écrivain, le montage par le peintre d’une instruction minutieuse des tenants et aboutissants du Pouvoir! Pouvoir (politique) de la domination du Roi sur ses sujets, mais aussi pouvoir (pragmatique) de la représentation pour asseoir le pouvoir politique et enfin pouvoir (analytique) de l’artiste de reconnaître le chiasme qui noue pouvoir et représentation. Il y a une bonne vingtaine d’années, et après une évolution de plusieurs siècles de la pratique artistique, ce pouvoir d’analyse, nommément la fonction critique de l’art, est devenu un trait définitoire, différentiel, du geste artiste.

Et puis, surtout, surtout, quelle joie d’expérimenter, à rebours, maintenant et chaque fois qu’expérience sera faite du tableau et de son interprétation par Foucault, de mot en mot, de phrase en phrase, de paragraphe en paragraphe, cette annulation, cette désactivation, cet enraiement, tout imaginaire soit-il, de l’assujettissement de l’art au pouvoir (politique), de son assignation à le représenter tout-puissant! Quelle jubilation d’assister à la perte toujours plus accentuée de la puissance du pouvoir (politique) au fur et à mesure que l’écrivain relate comment le peintre en aura décrit les artifices. Quelle leçon d’affranchissement pour toutes les dominations à venir! Quelle euphorie d’éprouver sans jamais s’en lasser cette collégialité entre l’œuvre d’art, son commentaire et la lecture de l’un avec l’autre! Le peintre, le commentateur et le lecteur autorisant de concert une répétition à l’infini de cet affranchissement, toujours à recommencer, d’un pouvoir, d’une emprise, d’une domination, dont l’éternel retour est non seulement prévisible, mais inéluctable. C’est ainsi que l’art, son commentaire et la lecture de l’un avec l’autre donnent tout son sens à la critique, à la contestation, à la transgression de la collusion entre pouvoir (pragmatique) de la représentation et pouvoir (politique) décisionnel.

La critique d’art bouc émissaire

On reproche souvent à la critique d’art d’unir l’un à l’autre, art et artiste, comme une pierre à son ombre. Qui de la pierre ou de l’ombre sera l’art ou l’artiste ? C’est selon, les rôles tourneront. La véritable question étant de connaître la source de lumière, cause de l’ombre. À quoi la critique d’art obéirait-elle autrement dit, dès lors qu’elle paraît faire office d’intermédiaire mariant tantôt un ou une inconnue à l’art tantôt l’art à un ou une artiste de renom ? Qui, de l’art ou de l’artiste, infère sur l’autre ? Pendant qu’historiens et sociologues, anthropologues et psychanalystes travaillent à instruire ce différend, pendant que la critique d’art prend cause tantôt pour l’art tantôt pour l’artiste, elle se trouvera bien placée pour occuper la fonction de bouc émissaire, condamnée à mettre en lumière la force qui unit, par le plus grand des mystères, art et artiste. Elle a la tâche ingrate de figurer cette force, aussi puissante qu’inconnue, qui, par sa seule volonté, décide qui, parmi les artistes, fait de l’art et qu’est-ce qui mérite d’être qualifié d’art parmi la multitude de propositions faites par l’incalculable nombre des artistes.

Le passage de la réclamation d’un droit à penser à la défense de la liberté d’expression

Par-delà ce destin difficile, la fonction de la critique d’art reste et restera encore celle d’accompagner le geste stigmatisé par Vélasquez et relevé par Foucault, soit le geste critique, contestataire, transgressif, de l’artiste en train de s’affranchir, comme il le peut (en fiction autrement dit), de la partie qui se joue entre le pouvoir politique du décisionnel et le pouvoir pragmatique de la représentation. Nous l’aurons vécu au Québec dans les années 1970 et 1980. Années de la contre-culture, de la création des centres d’artistes autogérés, des revues Interventions et Parachute. Années de la revendication par l’art du droit à penser ; revendication soutenue par un décloisonnement de la théorie et de la pratique avec la création du programme d’études bicéphale d’histoire de l’art et de pratique des arts de l’Université de Montréal, avec la création de la Société d’Esthétique du Québec, dont la durée de vie (1982-1995) balise cette période comme celle d’un âge d’or de la pensée critique soutenue de concert par la pratique artistique et la critique d’art.

Le geste artiste aura témoigné d’une incroyable force, dont ses possibilités sont insoupçonnables tant sa puissance est incalculable. Force pour la société, force pour les individus qui forment cette société, force pour ceux et celles qui accomplissent un tel geste. Et cette force, déjà figurée par Vélasquez dans la composition même des Ménines, n’est autre que la force de la description des rapports de domination. Mais, de l’idéal à l’idéologique, le pas est vite franchi, si une telle force se trouve sacralisée, si elle acquiert autrement dit une valeur symbolique.

Tout dernièrement, l’École des arts visuels et médiatiques de l’UQAM publiait Interdire, susciter, combattre, un ouvrage collectif dont l’objectif était de « rendre compte de l’importante activité qui anime l’École […] »1. Rendre compte, faire connaître, publiciser quoi ? Cette « importante activité ». Mais laquelle ? Celle du geste artiste précisément tel qu’il est idéalisé dans les rangs de cette École, soit celui de promouvoir la valeur de la liberté dont se réclame la société démocratique dans laquelle nous vivons : liberté d’expression, liberté de créer, liberté du temps de vie. Et pour ce faire, le geste artiste sera, s’exposera, se définira sous les traits pour le moins aporétiques d’un geste libérateur, parce que « libre ».

La critique d’art de demain

Cette force vive, que la contre-culture a mise en lumière, semblant être acquise, le geste artiste restera critique, contestataire et transgressif, mais cette fois ce sera pour représenter cette force vive plus que pour en user. Et, de fait, le concept de commissariat d’expositions s’épanouira et succédera aux faits et méfaits de la contre-culture. La liberté sera représentée plus que gagnée. Le geste artiste délaissera la fonction analytique de l’action critique, contestataire, transgressive pour recouvrer cette capacité représentationnelle que le pouvoir politique ne cesse jamais de lui réclamer.

Entre s’affranchir et se représenter affranchi, le saut pourra sembler lilliputien, mais n’est-il pas celui, plus grave, du passage d’une éthique du Sujet qui ne cède pas sur son désir de s’affranchir (Vélasquez) à une morale des sujets qui cèdent à la jouissance qui leur est offerte de se croire libres (les Ménines) ? Ne serait-ce pas à la critique d’art de demain de prendre la relève de la contre-culture d’hier ?

© Texte publié dans Vie des Arts, n° 250, printemps 2018.


  1. Ninas, Anne-Marie (dir.). Interdire, susciter, combattre. Travaux de l’École des arts visuels et médiatiques, Éditions de l’École des arts visuels et médiatiques, 2016