Les méthodes et les disciplines ont leurs limites, et ce sont les œuvres d’art qui les leur indiquent, à travers les résistances qu’elles leur opposent.

L’art est un mode de connaissance à part entière. Je n’aurai pas pu formuler une telle intuition sans avoir croisé l’enseignement d’Alain Laframboise ni celui de René Payant, tous deux professeurs d’histoire de l’art à l’université de Montréal. C’était entre 1981 et 1986, le temps d’un baccalauréat et d’une maîtrise. Ils enseignaient des cours d’introductions aux différentes méthodes d’analyse des œuvres d’art. Alain Laframboise enseignait les méthodes instituées en histoire de l’art en cultivant un relativisme critique envers ces méthodes. René Payant enseignait les croisements possibles entre l’analyse des œuvres d’art et les différentes sciences humaines en cultivant, pour sa part, les impasses dans lesquelles l’analyse des œuvres conduisait inéluctablement les sciences humaines mises à contribution. Les méthodes et les disciplines ont leurs limites, et ce sont les œuvres d’art qui les leur indiquent, à travers les résistances qu’elles leur opposent.

(inter)agir, (ré)agir, agir, co-agir

EAE-20120619Ce schéma est la toute première modélisation de ma pratique de la critique d’art. Il date du 19 juin 2012.

J’ai d’abord tracer quatre rectangles identiques les uns sous les autres et alignés à la verticale. Le premier est dessiné en pointillé, et j’y ai écrit «OUSIA». Dans les trois autres, j’ai tracé une diagonale du coin supérieur gauche au le coin inférieur droit. De part et d’autre de chaque rectangle j’ai écrit des verbes d’action. À gauche des rectangles, et respectivement pour chacun d’eux, j’ai écrit en majuscule : (inter)agir, (ré)agir, agir, co-agir. À leur droite, et toujours en vis-à-vis de chacun d’eux, j’ai écrit : expérimenter une différence, écrire pour penser, écrire pour communiquer, écrire pour construire. Je n’ai pas écrit «différence» mais le signe mathématique de la différence. De plus, les verbes «expérimenter et «écrire» sont en majuscule.

Sous ce dessin, j’ai senti le besoin de préciser ce que j’entendais par «penser», par «communiquer» et par «construire». J’ai donc écrit ces trois termes les uns sous les autres en écrivant, à leur droite une définition qui leur correspond. Pour le terme «penser», j’ai écrit «dire la différence». Pour «communiquer», j’ai écrit «dire l’intuition qui a donné une forme (logique) à la raison d’être de cette différence». Et pour «construire», j’ai écrit «accompagner la différence au-delà même de la raison d’être évoquée dans la [communication]». Je n’ai pas écrit «communication», parce que le terme m’est apparu impropre à désigner ce que je souhaitais dire. Un trait vertical semble tenir ensemble Les termes «penser», «communiquer» et «construire». Ce trait a été tracé du haut vers le bas, et se termine par une flèche. Il est manifestement l’expression, sans autres explications, de l’écriture confrontée aux propositions plastiques des artistes.

Chronologie de l’élaboration d’un texte

materiauxconstitutifsdutexteLes sujets de mes textes touchent à la fois à telle ou telle œuvre d’un ou d’une artiste, à la singularité de leur pratique et à la notion d’art en elle-même. Quand j’aborde une œuvre, le texte se rapporte à un détail de cette œuvre; un détail qui m’apparaît significatif, bien sûr. Quand j’aborde la pratique de l’artiste, le texte se rapporte aux décisions de l’artiste, qui me semblent être à l’origine de l’existence de ce détail, et qui se concrétisent par des gestes que l’artiste pose au moment de la fabrication de l’œuvre et dont il a retenu les résultats, parce qu’ils les a jugés adéquats. Quand j’aborde la notion d’art, le texte se rapporte à des hypothèses que j’échafaude sur ce qui légitime, selon moi, les choix de l’artiste d’opter pour de tels gestes, lesquels sont à l’origine du détail, qui m’a retenu en tout premier lieu. Toujours selon moi, ces hypothèses ont toutes en commun la particularité de donner raison à l’existence de l’art.

Le détail est un fait observable, et dans cette mesure il est indéniable. Le geste, dont ce détail serait issu, relève du plausible, il est crédible, tout au plus. Quant à l’hypothèse, elle relève tout simplement d’une spéculation de ma part, elle est en ce sens on ne peut plus subjective. J’ai donc pour point de départ un fait observable – le détail –, et pour point d’arrivée, une position éminemment subjective – l’hypothèse. Et ce mouvement – mouvement d’écriture – passe par un point intermédiaire, où ne règne ni l’objectivité de l’observation, ni la subjectivité de l’hypothèse spéculative. Un tel mouvement décrit très grossièrement une chronologie de l’élaboration du texte. Une chronologie qui se décompose donc en trois points :

  1. Le relevé d’un détail dans l’œuvre ;
  2. La reconnaissance du geste décisif qui pourrait bien être à l’origine de l’existence de ce détail ;
  3. L’élaboration spéculative de l’hypothèse d’une attitude logique de la part de l’artiste; une attitude qui le conduirait à adopter tels gestes plutôt que tels autres, et qui lui donnerait donc raison d’avoir décidé de poser le geste qu’il a posé pour obtenir le détail, qui m’a retenu en tout premier lieu.

Ce point d’écoute que m’assigne l’artiste

Devant le travail d’un artiste, je me demande à chaque fois, pourquoi a-t-il fait ce qu’il a fait comme il l’a fait? Quelles sont autrement dit les raisons, conscientes et inconscientes, qui ont conduit ses gestes et ses décisions? Aussi, commencé-je par m’intéresser aux moyens que l’artiste s’est donné. Quels matériaux a-t-il utilisé? Quelles formes leur a-t-il donné? Quelles couleurs a-t-il associé à ces formes? Ou inversement, quelles formes a-t-il associé à telles couleurs? De là, je suis attentif aux idées qui m’arrivent en tête durant l’expérience? Qu’est-ce qui, dans l’œuvre, motive leur surgissement? Dans l’œuvre, mais chez moi aussi, car ces idées surgissent dans l’espace incertain et évanescent d’une étrange intersubjectivité faite pour une part des intentions de l’artiste et pour une autre, des miennes. J’en arrive alors à m’intéresser à la manière avec laquelle l’artiste s’est mis à agencer matériaux, formes et couleurs, dans l’espace qu’il s’est octroyé pour agir tout en portant attention aux effets de ces décisions sur moi. Cette curiosité pour les modalités de mise en œuvre m’entraîne ainsi sur le terrain de la manière, sur celui du style, dans leur rapport à mes attentes. Je sais alors que je suis sur le point d’accéder – sans jamais en être tout à fait sûr – à un propos, à une parole, exprimés non pas verbalement mais plastiquement, et je suis sûr d’être possiblement sur le point de découvrir la compréhension que l’artiste a de l’art.

Au fil de mon expérience, il m’a en effet semblé qu’en faisant ce qu’il fait comme il le fait, l’artiste livre le sens qu’il a de l’art, livre la logique qui, selon lui, conduit la pratique artistique, livre aussi la raison d’être de l’existence de l’art et de sa pratique.

Aussi, devant l’œuvre d’un artiste, le faire reste-t-il le principal objet de ma curiosité. Et ce faire se décline selon différents degrés d’existence. Je le vois dans les moyens utilisés par l’artiste, et puis, dans la manière, dans le style autrement dit, et enfin dans ce qui me semble être la raison pour laquelle l’artiste adopte cette manière, et que l’on nomme, dans un incroyable raccourci, la «pratique de l’artiste». Moyensmanière et pratique sont ainsi les degrés d’existence dans lesquelles le faire se donne, se livre, se déploie ainsi et pas autrement, étant donné le sens profond que l’artiste accorde à l’art.

Je ne suis pas bien différent ainsi des autres personnes qui font la même expérience que moi devant tel ou tel travail récent de tel ou tel artiste. Peut-être suis-je un peu plus attentif à ce qui m’arrive du fait de mon métier : j’écris sur ces expériences, sur les expériences dans lesquelles l’artiste nous plonge en faisant ce qu’il fait comme il le fait. Mis à part cette attention plus particulière, je suis comme n’importe quelle autre personne qui se frotte à de telles expériences: je suis assujetti, le temps d’un instant, à un environnement construit dans le but de me contraindre à un certain nombre de situations. Et je me laisse faire, en toute confiance, car, ma foi, je suis sous la protection de la fiction. Rien n’est effectif dans ces expériences; tout est construction, artifice; tout est joué, figuré; rien de véritablement réel ne saurait surgir en chair et en os. Rassuré par la facture fictionnelle de ce qui semble dicter mes sensations, mes conduites, mes pensées mêmes, je suis plutôt dans une position d’écoute, où chaque sensation, chaque sentiment, chaque pensée, est comme une parole prononcée par l’auteur de cette fiction?

Et de quoi l’artiste nous entretient-il ainsi? De quoi peut-il bien s’agir, pour qu’il sente le besoin de nous interpeller et pour que, à devoir nous interpeller, il ne puisse pas le faire autrement qu’en passant par la formation de chimères?

Chose certaine, pour le critique d’art que je suis, l’art – ce que le mot «art» désigne pour moi – est l’écho de ce dont l’artiste nous entretient; un écho qui résonne dans ce que l’œuvre d’art laisse entendre derrière ce que l’artiste a fait étant donné la manière avec laquelle il s’y est pris pour faire ce qu’il a fait. Et je ne saurais être l’écrivant que je suis sans être plongé dans une telle situation.

Autoscopie d'un critique d'art