Conférence prononcée le 17 août 2002 dans le cadre du 20e Symposium international d’art contemporain de Baie-Saint-Paul

Portrait de l’art sous les traits de ses invariants

Résumé l’essentiel de cette conférence dans une entrevue publiée dans la revue Vie des Arts. 

Vies des Arts. Vous avez débuté votre conférence en projetant une série de trois photographies évoquant l’Holocauste sur lesquelles nous entendions John Lennon chanter sa célèbre chanson Imagine. Pourquoi?

Jean-Émile Verdier. Quand Chantal Boulanger, directrice du Centre d’art de Baie-Saint-Paul, et Paul Lussier, commissaire de ce 20e symposium international d’art contemporain, m’ont invité, ils l’ont fait en précisant que le concept d’utopie était sans doute le concept le plus adéquat pour chapeauter l’ensemble des propositions artistiques des participants de cette année. La commande était claire: pouvions-nous explorer cette intuition, moi et les trois autres invités, Jean Arrouye, Reno Salvail et Michelle Héon? Autrement dit, l’artiste fait-il ce qu’il fait avec, à l’esprit, une utopie à réaliser? Et, seconde question, si tel était le cas, l’œuvre d’art serait-elle alors le fruit de l’accomplissement de cette utopie qui hante l’artiste?

VdA. En ce cas, tous les espoirs seraient-ils permis? L’artiste serait-il dès lors le promoteur d’un monde meilleur? Tel un génie en train de guider l’humanité vers une paix perpétuelle.

J-É. V. Cette conception rencontre cependant un sérieux problème. Vous avez entendu comme moi Jean Arrouye présenter l’artiste comme un être poussé à faire toujours plus grand, plus savant, plus international, plus médiatique, etc. L’artiste serait habité par une inconditionnelle mégalomanie. Cette remarque de Jean Arrrouye est de mon point de vue d’une très grande portée scientifique.

VdA. Scientifique?

J-É. V. Je veux dire que cette compréhension de la pratique artistique par Jean Arrouye est d’une très grande portée dans le domaine d’une honnête connaissance des raisons pour lesquelles l’humanité est créatrice. D’un autre côté, il ne faut pas faire une longue analyse pour démontrer la puissance de destruction de l’humanité. L’être humain est aussi créateur que destructeur et réciproquement. C’est ce que je souhaitais faire sentir avant même de commencer à parler en faisant entendre Imagine de John Lennon sur trois photographies évoquant l’Holocauste.

VdA. Vous semblez dire que l’art et le crime sont issus de la même impulsion, seuls les résultats différeraient.

J-É. V. Pourquoi différencier les êtres humains? Pourquoi les catégoriser? Les bons et les méchants, les savants et les idiots, le sain d’esprit et le fou, l’humain et l’inhumain, et ainsi de suite? Un être humain est un être humain, il est d’être humain, ou, si vous préférez, il est tout aussi humain d’être bon ou méchant, savant ou idiot, sain d’esprit ou fou. Il faut tout de même remarquer que le méchant est méchant aux yeux du bon, et pas le contraire, que l’idiot est idiot aux yeux du savant, et pas le contraire, que le fou est fou aux yeux du sain d’esprit et pas le contraire. Cette dissymétrie est étrangement bizarre, vous ne trouvez pas?

VdA. Mais enfin l’art n’est pas un crime, et le crime, pas un art.

J-É. V. Dans son impulsion à faire ce qu’il fait l’artiste n’engage que lui-même. Ce n’est pas le cas de tout engagement, et ça n’est surtout pas celui de l’assassin à qui il faut une victime. Je n’ai pas encore trouvé le moyen d’être plus clair pour dire combien l’attitude artiste — je tiens beaucoup à cette expression — combien l’attitude artiste suppose un engagement qui n’engage pas l’autre et qui n’a rien à voir avec l’indifférence à l’autre.

VdA. Vous décrivez là le troisième des quatre invariants que vous énumériez dans votre conférence, et sans lesquels, selon vous, il n’y aurait pas art. Pouvez-vous rappeler ces invariants?

J-É. V. Bien sûr:

  • Pas d’art sans que l’image ne plonge le spectateur dans une situation analytique.
  • Pas d’art sans que l’artiste ne circonscrive un vide.
  • Pas d’art sans un engagement du sujet.
  • Pas d’art sans que la technique dont l’artiste fait usage ne serve à celui-ci de mode d’expression pour un témoignage.

J’ai longtemps réfléchi le geste de l’artiste. Et réfléchir sur les conditions de possibilité de l’existence de l’art ne vise pas forcément la détermination et l’énoncé des règles qu’il suffirait d’appliquer pour faire de l’art. Ce n’est pas parce que je travaille à la conceptualisation des invariants qui entrent dans la composition d’un acte artistique, que je travaille à l’élaboration d’une recette pour faire de l’art. Je suis seulement curieux du fait que l’art existe. Pourquoi l’art existe-t-il? Pourquoi l’humanité s’est-elle dotée de l’art?

VdA. Vous ne vous situez plus dans le champ de l’histoire de l’art où l’art est étudié à l’échelle d’une culture.

J-É. V. Dans le domaine de l’histoire de l’art, l’étude de l’art reste la voie royale pour l’étude de la variation des systèmes de pensée à des échelles différentes. L’historien d’art s’intéresse aussi bien aux différences stylistiques qu’aux différences de conceptions de la pratique de l’art soit entre artistes soit entre deux époques données, le plus souvent deux époques qui se succèdent. Mais l’existence de la pratique artistique déborde ces différences. Pourquoi l’art existe-t-il? Pourquoi le Vivant, en prenant les traits de l’humanité, a-t-il fait le choix de l’art? C’est ce dont je suis curieux.

L’art est dérivé de l’apparition de l’espèce humaine sur l’échiquier du Vivant. Nous sommes donc en droit de penser que l’étude de l’art peut nous apprendre quelque chose sur les tenants et les aboutissants de l’existence de l’espèce humaine, et pas seulement servir à une meilleure connaissance des systèmes de pensée, des cultures, des styles.

VdA. Vous annoncez qu’il ne saurait y avoir d’art sans que l’œuvre dont le spectateur fait l’expérience plonge celui-ci dans une “situation analytique”. Pouvez-vous expliciter ce que vous entendez par “situation analytique”?

J-É. V. L’art échappe à l’analyse, c’est bien pour cette raison que les œuvres d’art demandent sans cesse à être réinterprétées. L’art échappe à l’analyse, parce qu’il est le ressort même d’un travail d’analyse. C’est cela que je nomme une “situation analytique”. L’art se love dans les ressauts de l’inouï qui lui sert en quelque sorte de véhicule de transport. Rien à voir donc avec la conception de l’artiste observateur de son milieu et juge de sa société. Mais en même temps, il ne peut pas y avoir d’art sans que l’œuvre qui le véhicule ne soit troublante, non pas critique, outrageante, provocatrice, irrévérencieuse, insolente, effrontée, etc., mais troublante, “extravagante” avait dit René Payant en son temps. Une extravagance qui ne doit rien à une quelconque extériorité qu’il s’agirait de déstabiliser, mais au moyen de laquelle l’œuvre acquiert une autonomie sans précédent. Que les tenants de la culture sacralisent alors l’œuvre et son auteur en leur décernant les palmes de l’originalité, c’est une autre affaire qui suppose de distinguer l’art et la culture. Mais je me suis déjà prononcé sur cette question dans un article intitulé “la culture contre l’art” que vous avez eu la grande gentillesse de publier, il y a deux ans exactement.

VdA. Dans le n° 177, en effet [hiver 1999-2000, p. 30-31], mais continuez.

J-É. V. On ne reconnaît pas l’art à la possibilité qu’on aurait d’induire à partir de l’œuvre une analyse sur l’auteur de celle-ci, sur ses intentions, son style, son époque, etc. Une œuvre d’art permet cela, parce qu’elle est porteuse d’une image qui est en effet un des meilleurs échantillons de la culture dans laquelle son créateur l’aura réalisée. Par contre, ce n’est pas l’image qui fait l’art mais ce qu’elle véhicule d’inanalysable. Le spectateur, en faisant l’expérience de cet inanalysable, se trouve plongé dans une situation, où il lui faut bien constater que l’impasse de l’analyse le conduit à remettre en question les attentes qu’il avait envers l’œuvre dont il était en train de faire l’expérience. Ou bien il questionne ses attentes, situation analytique, ou bien il prend ses jambes à son coup soit pour échapper à l’impossibilité d’analyser l’œuvre soit pour échapper à l’analyse de ses préjugés.

La situation analytique telle que je la comprends est donc intimement liée au deuxième invariant “pas d’art sans que l’artiste ne circonscrive un vide”, si vous m’accordez que ce vide réfère à ce que je viens de nommer “l’inanalysable”.

L’art est par essence difficulté. C’est tout. L’art se repère aux difficultés qu’on éprouve avec lui. Et notamment celle d’en parler, quand on est quelqu’un qui agit dans et à travers le discours. C’est tout. Reste à savoir ce que l’on fait avec cette difficulté. De deux choses l’une, ou bien on s’y confronte ou bien on y fait écran en y reconnaissant les traits au moyen desquels telle ou telle science humaine a défini son objet d’étude. Vous savez, à partir du moment où vous dites qu’une œuvre d’art est le reflet de son époque, vous vous privez de la possibilité d’en savoir un peu plus long sur l’étrange expérience dans laquelle toute œuvre d’art, quelle que soit son époque, plonge et replonge le spectateur.

Sur le troisième invariant, je crois avoir apporté assez de précisions en ayant souligné combien l’artiste n’engageait que lui-même dans l’acte qu’il choisissait de poser. De cet engagement, j’ai aussi dit qu’il ne marginalisait pas l’artiste. Au contraire, puisque l’artiste fait d’un tel engagement la possibilité même d’un lien social; un lien social qui, soit dit en passant, n’a plus rien à voir avec le lien social tel que nous le connaissons aujourd’hui, c’est-à-dire fondé sur des identités, et donc sur des exclusions, de cultures, de coutumes, de langues, d’idées, etc.

Quant au quatrième invariant, “pas d’art sans que la technique dont l’artiste fait usage ne serve à celui-ci de mode d’expression pour un témoignage”, je disais dans la conférence combien cet énoncé exprimait moins l’invariant comme tel qu’une intuition. Une intuition qui m’incite à penser qu’il devient nécessaire de repérer dans l’œuvre d’art un témoignage. Chose certaine, si l’artiste est un témoin, ce n’est sûrement pas le contenu de l’image qu’il confectionne qui constitue la teneur de son témoignage. Supposons notre artiste, peintre. S’il témoigne, comme je l’avance, il témoigne en mettant son spectateur à l’épreuve d’un inanalysable. C’est dans et à travers l’expérience du spectateur que l’artiste se fait témoin.

VdA. Témoin de quoi?

J-É. V. Supposons que notre peintre choisisse de passer par le monochrome. J’aurais pu choisir le tableau d’histoire, le portrait, le paysage, la nature morte, la peinture optique, expressionniste abstraite ou figurative, etc. Mais accordons à notre peintre le savoir-faire qu’il convient d’avoir pour peindre des monochromes. Or, qui ne saurait pas peindre un monochrome? Personne n’aurait de difficulté à peindre un monochrome. Vous en convenez.

VdA. En effet.

J-É. V. Mais témoigner en ayant peint un monochrome est une tout autre affaire. L’artiste ne témoigne pas dans l’image qu’il fabrique mais dans le moyen qu’il développe pour la fabriquer. Et à ce registre, il ne peut pas y avoir de règle, car l’acte qui y est posé est tout simplement unique et irreproductible sans qu’un tel acte ne contrevienne cependant aux règles de l’art du monochrome.

VdA. Ce témoignage, à quoi tient-il? De quoi l’artiste témoigne-t-il?

J-É. V. Vous m’obligez là à me prononcer sur ce qui est on ne peut plus intuition dans l’intuition. Témoigner relèverait du réflexe. Comme le réflexe, il supposerait un savoir qui n’est pas raisonnable tout en étant sensé si je puis dire. Car, comme le réflexe sait le faire, le témoignage saurait éloigner l’artiste d’une source d’excitation de trop grande intensité autrement qu’en ne faisant qu’en nier l’existence. La pulsion de mort est sans doute la source de cette trop grande intensité (s’agissant de pulsion de mort en tant que concept, je me réfère à Freud, à son “au-delà du principe de plaisir” en particulier). Aussi la cause de la pratique artistique est-elle sans doute l’impératif de témoigner de l’existence de cette pulsion de mort, un témoignage qui procèderait sur le mode même du réflexe de s’éloigner.

VdA. L’artiste pratiquerait-il son art pour contrôler une trop grande intensité en lui?

J-É. V. Pas exactement. On ne contrôle pas la pulsion de mort. On l’arraisonne. On la visite, on l’interroge, on la tient en respect. La pulsion de mort en respect, au fond n’est-ce pas ça l’art?

© Publié dans Vie des Arts, hiver 2002-2003, n° 189, p. 14-15.