Alexis Lavoie

Pleinsud (Longueuil, QC).
15 mars au 19 avril 2014.
Remplir le vide 11. 2013. Huile sur toile.

Alexis Lavoie est l’auteur d’une image on ne peut plus singulière. Cette image est celle d’une peinture, où se côtoient la délicatesse d’un traitement en trompe-l’œil et ce qui pourrait sembler être des maladresses d’exécution, comme une coulure, un recouvrement imparfait, un dépôt frotté ou encore un tracement victime d’une trop grande vitesse d’exécution. À peine posons-nous le regard sur le tableau, là, au seul registre du faire où rien d’autre ne s’expose que le traitement, et déjà, avant même d’être en train de traduire ce que nous voyons, nous éprouvons un premier malaise faute de pouvoir juger infailliblement de la dextérité du peintre. À scruter les tableaux d’un peu plus près, le doute s’estompe ; sous des apparences de ne pas l’être, le peintre est en pleine maîtrise de ses moyens.

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Ces moyens, Alexis Lavoie les mettra au service d’une peinture figurative où le réseau iconographique dialogue avec différents langages picturaux. Nous y reconnaîtrons des images découpées d’oiseaux, des cotillons, des masques, des corps humains, des têtes de chiens, des ballons de plage. Parmi tous ces motifs, nous reconnaîtrons aussi des symboles, des croix latines par exemple ou des têtes de mort. Et nous reconnaîtrons enfin des signes graphiques usuels comme cette ligne en zigzag fermée sur elle-même empruntée à la bande dessinée pour signifier une explosion. La lisibilité de ces motifs ainsi déployés dans le plan du tableau est sans équivoque. Ils valent pour ce à quoi ils réfèrent et les décrypter n’exige aucune connaissance particulière. Mais leur traitement peut varier, tout comme l’exécution d’ailleurs. Ce qui nous semblera esquissé d’un seul trait aura pu être peint avec minutie à l’aide d’un système de caches. Certains seront peints dans la plus pure tradition de la mimésis pendant que d’autres apparaîtront dans l’empâtement du dépôt de peinture. L’ensemble donne une image relativement fragmentée tant dans la répartition des motifs iconographiques à la surface de la toile que dans le dessin et l’exécution aux moyens desquels l’artiste les peint. Et pourtant, l’image s’impose comme un tout d’une incontestable cohérence.

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Pris un à un, les motifs iconographiques sont explicites. Mais considérée dans son ensemble, l’image semble naître d’un vide, que le peintre aura travaillé à remplir de ces signes iconiques, symboles et signes graphiques, mais sans s’être soumis à des directives compositionnelles ou narratives préétablies. Un ordre semble néanmoins régner sans que nous soyons pourtant en mesure de reconnaître immédiatement sa cause. Aussi, devant une telle image, sommes-nous aux prises avec un espace de représentation tout ce qu’il y a de plus cohérent pour l’œil, en contrepartie d’un réseau iconographique complexe, où les rapports de sens entre les motifs ne sont pas donnés d’emblée.

Jusqu’à aujourd’hui, cette image donnera deux types de tableaux, pour ce qui est des grands formats du moins. Dans le premier type de tableau, dont les séries des En pièces et des Découpes sont exemplaires, le réseau des motifs iconographiques s’ordonne dans les limites d’un espace de représentation, que l’artiste obtient en esquissant des plans géométriques qui donnent à voir soit des lieux fermés, qui circonscrivent un espace cubique, soit des espaces ouverts sur une ligne d’horizon ou des fonds de couleur, qui créent de grands champs de profondeur. Dans le second type de tableau – la série des Remplir le vide ou celle des Piñata –, les motifs iconographiques sont disposés à la surface du tableau dans la minceur d’un plan vertical, que l’artiste obtient en peignant les ombres portées de certains motifs. Du coup, l’ensemble apparaît comme s’il s’agissait de la mise au propre d’un collage préalablement esquissé que le peintre aurait choisi de peindre comme s’il flottait à quelques millimètres d’un fond sur lequel se projettent les ombres portées de chaque fragment du collage.

Que ce soit dans le cas du premier type de tableau ou dans celui du second, les moyens que le peintre se donne pour constituer un seul et même espace de représentation tenant ensemble les motifs, symboles et graphèmes qui y prennent place, n’exposent pas le réseau iconographique à l’unité d’un sens représenté. Nous ne sentons pas qu’il y a, à l’origine du tableau, un récit, une idée, un concept, qui aurait commandé l’image, dont le tableau est le support. Un climat, une atmosphère, une ambiance, se dégagent néanmoins des tableaux. Si les tableaux portent un récit, ce récit est celui d’un sentiment indicible, d’un émoi, d’une intensité affective. Dès lors, que ce soit dans l’un ou l’autre des deux types de tableau, l’espace de représentation, qui y est à chaque fois réalisé, semble plutôt servir à incarner, à chosifier, à réifier, à rendre présents, non seulement un sens possible, mais aussi les conditions qui permettront à ce sens de s’édifier dans l’esprit du spectateur. Autrement dit, la lecture et l’interprétation de ce qui peut bien se tramer à la surface de ces tableaux et dans les espaces de représentation que l’artiste a su y construire ne sauraient relever que du spectateur, guidé qu’il est à la fois par sa lecture des motifs iconographiques et par l’ensemble de l’image qu’il a sous les yeux, tel que l’artiste l’aura conçue. Aussi, faut-il prendre acte que c’est la combinaison de l’expérience de l’image dans son ensemble et de ce que représente un à un les motifs iconographiques, qui nous agitera, qui nous convoquera et qui nous entraînera à ressentir plus qu’à reconnaître un sens possible au tableau.

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Une chose encore sur cette image si particulière à Alexis Lavoie. Elle me semble porter en elle le pouvoir de suspendre la durée et d’intensifier l’instant du regard. Ce temps d’arrêt, cette sidération pourrait-on dire, aurait pour conséquence d’instaurer un antécédent, une scène avant la scène, un présent révolu, un passé. L’image prenant alors la couleur de la résurgence d’une scène inaugurale décisive, à laquelle nous n’avons plus accès. Nous n’en aurions sous les yeux que des restes, dont les motifs iconographiques et leurs traitements seraient les échos. La fragmentation de la surface de la toile en autant de motifs iconographiques qui la composent et leur réunion dans et au moyen d’un espace de représentation conçu pour cela ponctuent en quelque sorte le temps du regard en deux temps de vision : d’abord celui de la vision effective, ici et maintenant, d’éléments d’images ; et ensuite celui de la vision hallucinée d’une image inaccessible dont nous n’aurions que des éléments. Autrement dit, des îlots d’iconographie laissent imaginer un archipel de sens auquel nous n’avons pas accès, sinon à le construire.

© Texte d’introduction à l’exposition publié par Pleinsud, centre d’exposition en art actuel à Longueuil.