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Jean Marois

L’art est un mal.

Jean Marois. On n’y voit rien. 2019. Projection vidéo, texte, impression numérique sur papier. 142 x 198 cm.

Venons-en au fait, cher spectateur : l’art est un mal; il l’est devenu du moins. Tu déambules dans une exposition. Qu’as-tu donc vu? Tu ne saurais le dire. Ce n’était pas rien, puisque tu en as le souvenir. Ou plus exactement, tu as plus le souvenir d’avoir vu que de ce que tu as vu. Le langage ne nous fourvoie-t-il pas en acceptant que le verbe voir soit transitif? Ne croyons-nous pas voir quelque chose quand, dans les faits, nous ne faisons que voir? Ne voyons-nous pas sans voir? Et voir sans voir, c’est, bien sûr, souffrir. C’est faire l’épreuve de quelque chose sans saisir de quoi il s’agit. La mort et le coït parental sont l’ultime de cette expérience. Ils sont les seuls compléments d’objet direct que peut supporter le verbe voir.

Voir ou bien tue ou bien traumatise. Ça assassine ou ça marque à vie. Chose certaine, voir fait disparaître ce qui est vu, nous en avons pour preuve qu’une image s’y substitue. Une image qui semblera valoir pour le vu, le réel assassin ou traumatique semblant d’autant plus s’y représenter qu’il s’agira d’art. Le dira-t-on du moins, comme si, de la dire, la chose s’avérait vraie.

Voir précède à l’image. L’image succède au vu, elle le voile, le cache, le fait disparaître.

Tu déambules et puis tu t’arrêtes. Voilà une image. Il n’est même pas besoin de te demander de la regar der, tu la vois par la force des choses: une exposition; la bonne volonté de ses organisateurs; celle des artistes qui y participent; la dimension culturelle de l’événement; la valeur artistique qui lui est assignée. Tout préside à produire un regard que, toi, spectateur, tu incarnes à tes dépens. Tu te crois libre de voir. N’es-tu pas venu de ton plein gré? Et ne te prêtes-tu pas aussi de ton plein gré à ta condition de spectateur? Tu te plies au jeu, soit; mais volontairement. Rien ne t’empêcherait de fermer les yeux au moment même où tu choisirais de le faire. Tu es assujetti aux conditions de formation d’un regard prédéterminé, mais ta soumission est volontaire, n’est-ce pas? Tu l’appelles même, tu la souhaites, tu la désires. Que pourrait être un monde sans art, te dis-tu? De l’art, sinon j’étouffe, t’est-il arrivé de te dire. Quand bien même les artistes te forceraient à voir, ça ne saurait être que pour ton bien. Comment pourraient-ils te vouloir du mal? Comment l’art pourrait-il être néfaste? L’idée même en est inconcevable.

Qu’une idée te soit inconcevable ne t’inquiète-t-il pas? Cette impossibilité de concevoir l’art comme un mal ne t’alerte-t-elle pas de l’existence d’une censure en train d’agir? Que cette impossibilité soit précisément ce qui force ta servitude volontaire n’éveille-t-il pas chez toi une certaine suspicion? Ce regard que tu poses sur les images qui te sont proposées à voir, ce regard que tu juges libre parce qu’il t’appartient à toi seul de le détourner, es-tu sûr qu’il t’appartient? N’est-ce pas lui au contraire qui te possède, d’image en image toujours un peu plus, en trouvant des moyens de te faire croire le contraire? L’art aujourd’hui
ne participe-t-il pas de ces moyens?

Dévoiler les pouvoirs délétères de notre pseudo liberté de voir et ceux tout aussi délétères de la pseudo liberté de l’artiste de créer est-ce bien possible? Oui, bien sûr, là, dans l’entre-deux de cette image où
il n’y a rien à entendre et de ce texte où tout est regard.


© Texte publié dans l’opuscule Parergon qui accompagnait l’exposition Parangon conçue et présentée par Les Têtes chercheuses au Centre d’art Diane-Dufresne à Repentigny (Québec, Canada) du 17 octobre au 3 novembre 2019.

Marie A. Côté

Jeux de bols et de voix.

Oboro (Montréal, QC).
27 avril au 1er juin 2013.

Jeux de bols et de voix. 2013. Vue d’ensemble.

Faut-il parler d’une exposition? Je ne crois pas. L’ensemble fait œuvre. Faut-il dès lors évoquer l’installation? Pas plus. Je parlerais volontiers d’un texte. Un texte découpé en autant de paragraphes qu’il y avait d’œuvres exposées. Un texte, où les passages d’un paragraphe à l’autre permettaient d’accéder, de saisir, d’apprécier l’idée d’un désir, d’un souhait, d’un espoir même. Un désir auquel l’artiste ne pense pas, tellement le moindre geste qu’elle pose, quand elle est au travail, en est tout imprégné. Un désir qui coule dans ses veines, et qui est celui d’une humanité qui prend soin d’elle-même.

Qu’en est-il de cette humanité bienveillante, ici, où il existe encore et toujours un apartheid qui soustrait les Premières Nations à l’édification de ce Nouveau Monde que sont les Amériques?

Comment soustraire l’humanité à l’idée même d’apartheid? Étant donné l’irréversibilité de la globalisation économique, culturelle et politique, que nous connaissons aujourd’hui, c’est sans doute là le travail le plus urgent à réaliser par chaque culture, et tout particulièrement par les cultures dominantes, qui ne semblent vouloir appliquer que la politique de l’assimilation ou celle, ignoble, du génocide.

Comment, pour prendre soin d’elle-même, l’humanité arrivera-t-elle à se soustraire de l’idée de frontière – inhérente à celle d’apartheid – sans pour autant niveler les différences entre les peuples, entre les cultures, entre les individus mêmes? Tel est sans aucun doute le défi que nous rencontrons aujourd’hui, individuellement et collectivement.

Un défi que Marie Côté aura reconnu très vite, très tôt et à divers registres : comme féministe; comme céramiste qui œuvre dans le champ de la pratique artistique; comme artiste en arts visuels qui additionne le son à son œuvre; mais aussi comme artiste pour qui l’art a à faire œuvre d’ajout, de sédimentation, d’accumulation de formes culturelles distinctes, qui s’accueillent les unes les autres, sans s’assimiler ni se métisser, et qui se présentent les unes les autres comme supplément les unes pour les autres.

Dans le cas de Jeux de bols et de voix, de mon point de vue du moins, l’artiste procède à une déclinaison, sous toutes ses formes, de la frontière. Une frontière à chaque fois en trop, en excès, tellement l’exposition semble avoir été conçue pour la défaire dès l’instant où elle s’érige. Mais il faut souligner que ce travail de déconstruction, Marie Côté aura souhaité qu’il se fasse chez le spectateur au fil de ses expériences durant sa visite. C’est, je pense, à force de confronter le spectateur à une série de dualités insensées – c’est-à-dire sans fondements aucuns –, que l’œuvre arrive à assigner un point de vue depuis lequel on se met à envisager un monde sans de telles dualités, un monde sans les frontières qui les auront érigées, un monde, ou plus exactement une humanité, sans frontière.

Je n’évoquerais que quelques-unes de ces dualités : entre deux peuples (le peuple blanc et le peuple inuit); entre deux géographies (le sud et le nord); entre deux géométries (le cercle et l’angle droit); entre deux espaces (celui du plan et celui du  volume); entre deux matières (la glaise et la voix); entre deux expériences esthétiques (l’expérience du perçu et l’expérience de l’entendu); entre deux formes du témoignage (celui du documentaire et celui du récit de vie).

Mais c’est sans doute cette figure du bol, d’abord réceptacle de la voix de l’autre, puis, par retournement, s’en faisant l’écho – voix de femmes et, qui plus est, de femmes d’un « peuple invisible » –, c’est donc sans doute cette figure qui ponctue on ne peut plus poétiquement l’espoir de cette humanité à venir.

Les plus pessimistes diront qu’on peut toujours rêver. Les plus confiants leur répondront que ce sont les rêves de quelques-uns qui ont conduit et qui conduiront encore l’humanité à prendre soin d’elle-même.

© Inédit.

Louise Viger

De la chair au continent_une pietà.

Circa (Montréal, QC).
8 septembre au 13 octobre 2012.

De la chair au continent_une pietà. 2012. Vue d'ensemble
De la chair au continent_une pietà. 2012. Vue d’ensemble

De la chair au continent_une pietà donne à voir, à écouter, à entendre et à tenir entre ses mains respectivement une installation de Louise Viger, un récit de Denise Desautels, une composition musicale d’Éric Champagne et un livre d’artiste de Jacques Fournier. Un catalogue introduit par Gilles Daignault a été édité pour fixer cette tresse entre quatre œuvres écrites respectivement dans le visible, dans la parole, dans l’audible et dans la confection d’un livre d’artiste. Je m’en tiendrai à l’œuvre de Louise Viger. Je souhaiterais cependant que ce que je vais tenter de dire de la pratique artistique dans son rapport à l’offrande trouve tout de même un écho en regard des œuvres magnifiques de Denise Desautels, Éric Champagne et Jacques Fournier.

Devant l’œuvre, il y a d’emblée cette évidence simple, nette, immanquable et terriblement poignante d’une absence. Il s’agit d’une pietà, mais sans corps. Présence in absentia, s’empressera-t-on de dire. Oui, bien entendu. Présence des corps, du corps, dans leur, dans son absence même. Les corps, le corps absent(s) instaurant ainsi la sensation d’une présence du, des corps, mais sans corps. Au fil de mes réflexions, je comprendrai que cette sensation est surtout et essentiellement l’expression d’un effacement.

Un détail m’a mis sur cette piste. Dès le seuil de la galerie, voix et musique se font entendre en alternance. Tout est blanc. La présence d’un immense tissu intrigue. On ne saurait dire ce qu’on voit ni juger de la nature cérémoniale de l’ensemble. À avancer un peu plus dans la galerie, on apercevra une pièce sculpturale qui s’apparente à une table basse, dont le plateau dessine une ellipse. Le seuil de la galerie une fois franchi, c’est en ce point précis qu’on se retrouve inévitablement à un moment ou à un autre. C’est de là que l’œuvre agit dans toute son ampleur. C’est là qu’on la rencontre ; les moindres événements qui ont pu advenir avant sembleront même n’avoir servi qu’à conduire à cet instant. Un étrange gravier recouvre la moitié du plateau de la table basse. Débordant sur le sol, il semble y dessiner une ombre projetée blanche produite par la projection d’une mystérieuse lumière à laquelle la table ferait écran. Serait-on en train d’être initié à un monde où les ombres sont blanches et où elles ont une chair ? Par quelle lumière un tel monde serait-il éclairé ? Celle de l’art, assurément. Mais à quelles fins ? Cette chair, dont les ombres sont faites, l’artiste l’a obtenue en broyant des centaines de gommes à effacer. « Regardez-nous, semblent dire les ombres, regardez-nous nous incarner dans la matière même de l’effacement ».

Pas de corps donc. Inutile d’en inventer, il n’y en a pas. L’artiste n’en a pas voulu. Elle n’a voulu qu’un voile. Une immense dentelle soutenue par trois socles. Elle les recouvre sans les dissimuler, se plisse, tombe jusqu’au sol, se plisse encore, et finit par recouvrir la partie d’une avant-scène, qui se déploie entre les socles et la table. Une table qui indique d’où voir et peut-être comment comprendre ce que l’on est en train de voir. Socles et table : matière à présentation, donc. Ce voile ajouré en serait-il le contrepoint ? Ne vaudrait-il pas en effet pour le spectacle qu’il offre d’une substitution des corps absents par la matière même qui les aurait dissimulés ? Comme ce gravier d’efface donnant chair aux ombres, le voile incarnerait, non pas une absence de corps, mais bien des corps absents, absentés, effacés. L’immense voile ne serait-il pas pour cela un représentant de l’effacement ? Un représentant de l’effacement du ou des corps ?

Dans la Pietà de Michel-Ange, la Vierge n’est que tissu. Son vêtement n’est que plis. Seuls son visage et ses mains en émergent à peine. Ce sont eux qui dictent à Louise Viger quelles hauteurs doivent avoir les trois socles qui soutiennent le voile. De la chair au continent_une pietà est manifestement une interprétation de la Pietà de Michel-Ange. Mais Louise Viger se laisse surtout inspirer par la pose et le vêtement de la Vierge, qui lui servent de partition en quelque sorte, en nous faisant entendre toute la complexité d’un geste en train de s’écrire à travers les centaines de plis du vêtement. Michel-Ange a sculpté la Vierge dans la pose d’une femme qui expose le corps mort d’un homme. La nudité du mort se découpe sur l’abondance des plis du vêtement de la femme, qui ne laisse guère découvert qu’un visage des plus discrets, sans expression aucune. Un visage effacé sur lequel on pourra projeter toute l’impuissance et la résignation de cette femme face à la mort de cet homme. Mais ce visage, tout en retrait, contraste avec le geste que cette femme pose. Tenant à peine le corps de cet homme de la main droite, sa main gauche, paume tournée vers le haut, semble être en train de le lâcher dans un geste d’offrande. La Vierge aurait-elle été sculptée comme elle l’est, tout en vêtement et plis, pour exposer ce geste d’offrande en train de s’effacer derrière l’offrande ? Le vêtement et ses plis redoublant l’idée qu’il n’y a pas d’offrande sans l’effacement du geste qui l’accomplit.

C’est le vêtement, son déploiement, ses plissures, que Louise Viger reprend plus que tout. C’est son rôle dans l’effacement du geste d’offrande qu’elle nous fait entendre plus que tout. D’ailleurs, ce vêtement interprété par Louise Viger n’a du tissu que l’apparence. Les mailles qui le trament sont faites de milliers de filets de colle thermofusible qui finissent par ressembler à un tissage, à tel point que le temps, inimaginable, qu’il a fallu pour le confectionner, finit par s’effacer derrière l’apparence de dentelle que l’ouvrage prend. Ce secret d’atelier une fois découvert, le temps se met à acquérir le statut d’un motif à part entière aux côtés de celui du voile. L’un et l’autre se réunissant comme sont réunis dans la Pietà de Michel-Ange la Vierge et le Christ : par l’ampleur d’un vêtement.

Et maintenant, comment ne pas saisir dans ce travail de Louise Viger la conscience féministe qui traverse son œuvre, ses choix, ses décisions et ses actions ? Comment ne pas saisir cette conscience dans le motif même du voile, quand celui-ci est la reprise et l’interprétation d’un vêtement qui voile le corps d’une femme que pour mieux montrer celui d’un homme mort tué par ses semblables ? Comment ne pas en prendre acte, quand, dans cette œuvre, les ombres prennent corps dans la chair même d’une matière destinée à poser des gestes d’effacement ? Il faudrait, pour poursuivre cette piste de lecture, tenir compte de l’histoire du catholicisme au Québec auquel les femmes ont été, ce n’est pas un vain mot, soumises. Et vu les débats toujours en cours sur la nature de la laïcité à laquelle notre société devrait ou ne devrait pas adhérer, vu la visibilité croissante dont les religions bénéficient à cause de la médiatisation de commandements controversés relatifs aux vêtements des femmes, autant dire que De la chair au continent_une pietà de Louise Viger est d’une criante actualité.

© Texte publié dans la revue Espace, n° 103-104, p. 55-56.

Lani Maestro

L’oubli de l’air

Fonderie Darling (Montréal, QC).
20 septembre au 28 novembre 2010.
Lani Maestro. L'oubli de l'air. 2010
Lani Maestro. L’oubli de l’air. Installation. Fonderie Darling. 2010

Lani Maestro a eu la gentillesse de me faire partager ce qui se mettait petit à petit en place dans son esprit en vue de l’œuvre qu’elle prépare pour la Fonderie Darling. Elle m’a dit que le titre, L’oubli de l’air, lui avait été inspiré par un ouvrage de Luce Irigaray. Elle m’a parlé de sable. Du sable noir, là, sur le sol. Elle m’a parlé d’eau. De petites cavités creusées à même le sable et remplies d’un peu d’eau. Elle m’a dit que le ciel qu’on voit depuis les fenêtres perchées là-haut au sommet des immenses murs de la Fonderie allait s’y réfléchir. Elle m’a parlé d’un jardin, tout en m’apprenant que l’eau allait avoir tendance à s’évaporer; il faudra veiller à ce qu’il y en ait toujours un peu dans les creusures de sable : arroser le jardin en quelque sorte. Elle m’a parlé de sa rencontre avec Malcolm Goldstein, de la poésie de sa musique, de sa participation au projet sans qu’elle en sache plus elle-même. L’œuvre allait être l’occasion – mais sous quelle forme? – d’une rencontre entre la poésie visuelle de Lani Maestro et la poésie sonore de Malcolm Goldstein. Est-ce là la raison d’être de l’oubli de l’air? Pas seulement, bien sûr.

Le deux a son importance dans l’œuvre de Maestro. Maestro et Goldstein. Le visible et l’audible. Le ciel, là, dehors, et le ciel, là, dans l’eau. Ici dedans et là dehors. L’eau dans le sable et l’eau dans l’air. L’air silencieux et l’air de la musique. Le sable, là, maintenant, dans l’espace d’exposition, et le sable, là, avant, quand on y moulait le métal selon la technique au sable. Oui, ici on moulait le métal. Mouler. Coquille. Creux. Feu. Chaleur. Bruit. Des souvenirs, juste des souvenirs. Des morts aussi. De la souffrance. Du travail pénible. Aujourd’hui, on y a substitué l’art. La Fonderie Darling, c’est aussi ça. Des fantômes. Quelque chose dans l’air qu’on ne peut pas oublier, quand on entre dans cet espace. Refouler, dénier, rejeter, oui, mais pas oublier. Une sorte de tyrannie involontaire du lieu. Une matière imposée en quelque sorte. Une matière à laquelle Lani Maestro ajointera sa liberté. Celle qui l’a faite artiste.

Lani Maestro sculpte. Elle sculpte ces matières précisément – les involontairement tyranniques –, celles qui véhiculent malgré elles la coercition, l’oppression, la répression, la domination, l’hégémonie, le totalitarisme. Et comment s’y prend-elle? Pas en leur opposant la liberté d’un faire. Non. En allant plutôt au-devant, si je puis dire. Elle, à même cette matière, la creuser, s’y lover, et ce faisant y faire brèche. Elle, avec tout ce qu’il y a d’inaliénable chez elle, c’est-à-dire avec ce qui fait d’elle l’être qu’elle est, à ne pas avoir disparu derrière, dessous, dans, aux confins des tyrannies, qui ont tout de même marqué son âme.

Ainsi, souvent, très souvent, vous le remarquez désormais, Lani Maestro construira des lieux dans des lieux. Et entre eux, des rapports, des liens, des contacts. S’échafaude ainsi une ligne, une ligne de silence dira-t-elle, parce que ce n’est pas du langage qui l’échafaude, mais seulement de l’évidence. L’évidence du non-sens de l’Unique. Non-sens de l’idée unique, de la pensée unique, de la forme unique, de la matière unique.

Son œuvre, regardons-la comme on voit l’horizon, où, à l’infini, on voit le ciel et la mer se toucher même si l’on sait que ce n’est pas possible. Regardons-la comme cet horizon où la tyrannie et l’artiste se touchent sans se confondre, se rapportent l’un à l’autre sans se correspondre, tout en s’ajointant, illusoirement cependant, pour les besoins de la cause pourrait-on dire. Ça se passe là-bas, loin, très loin, si loin de nous. À l’infini même : affaire d’art, dira-t-on, à propos d’une lutte infinie contre l’hégémonie du Un. Mais ça se passe pour nous. Je suis toi, dit-elle. Ainsi, la poésie. La poésie de Lani Maestro pour nous.

© Texte d’introduction à l’exposition publié par la Fonderie Darling.

Lani Maestro

Cradle.

Galerie de l’UQAM (Montréal, QC).
19 octobre au 24 novembre 2001.

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Cradle, 1996. Installation.

Exposée à la Galerie de l’Université du Québec à Montréal, Cradle, de Lani Maestro, se présente sous l’aspect d’un groupement de plus d’une cinquantaine de nattes de palmes de différentes tailles qui ont été disposées sur toute la superficie de la grande salle. Elles sont rectangulaires, à peu près deux fois plus longues que larges. Il ne semble pas y avoir d’autre règle d’agencement que celle de la possibilité de circuler entre elles. Des moustiquaires ont été suspendus au-dessus de chacune d’elles. Ils ont tous l’exacte dimension des nattes qui leur correspondent, la hauteur semblant à peu près égale à la largeur de celles-ci. Les fines parois de gaze dessinent ainsi une indénombrable quantité de petites pièces isolées les unes des autres, comme autant d’espaces adaptés au repos. Mais le voisinage et la transparence des parois contrastent avec l’effet d’intimité qui émane de ces îlots de quiétude déployés dans l’espace.

Chacun des moustiquaires est tenu aux quatre coins supérieurs par des ficelles de sisal fixées aux cimaises de la galerie. Des centaines de fils s’entrecroisent à travers tout l’espace de la galerie. C’est dire que le visiteur qui s’aventure entre les nattes doit calculer son parcours, faire des choix, juger de la difficulté, déterminer autrement dit s’il peut ou non passer, lui, son corps, sa corpulence, évaluer la souplesse de ses tendons car quelquefois, pour passer, il faut plier beaucoup. Mais avant que la question de passer ne se pose dans les termes des possibilités et des limites du corps de chacun, une autre question se sera posée, pour chacun encore, en termes de légalité cette fois. Ai-je le droit de déambuler dans cet espace ? Je ne puis le faire sans qu’à un moment ou à un autre je frôle les ficelles, mais ai-je le droit de toucher aux ficelles ? Jean-Claude Rochefort écrivait dans son compte rendu journalistique de l’exposition : «[…] le visiteur, qu’un rien effarouche lorsqu’il s’agit de toucher aux œuvres ou d’interagir avec elles, hésitera longuement avant de s’engager de plain-pied dans cette installation, installation devant laquelle on se demande vraiment quelle attitude adopter [1]». Des dispositions légales communément entendues entourent l’expérience des œuvres, et Cradle les ravive. La loi précède toujours le geste, ou plus exactement le geste quel qu’il soit s’enveloppe nécessairement de la loi. Et la loi c’est toujours, toujours, la loi de l’Autre, jusqu’à ce qu’un jour, le sujet lui substitue une éthique ; pas une morale, mais une attitude qui réponde systématiquement à la seule exigence de la propre pensée du sujet. Au seuil de Cradle, la question n’est pas : «puis-je entrer ? Ai-je le droit de le faire ?». Quelque chose suspend un instant le spectateur comme spectateur. Il n’est même pas encore spectateur de l’installation qu’il est obligé d’interroger ses actes. Pas n’importe lesquels cependant. Il est obligé d’interroger les actes qui, s’il les pose, lui octroieront une identité, celle de spectateur, le temps de la visite du moins. Je suis celui qui visite, mais devant ce réseau de filins érigés en véritable toile d’araignée, la visite pourrait s’arrêter là.

Dans l’expérience de Cradle, je suis ce que je fais, et je fais ce qui m’agit. Je suis d’être agi par une pensée qui me dicte quoi faire. Et cette pensée ne me vient pas de moi mais bien de l’œuvre. Je suis agi par l’œuvre ; qu’elle soit force de répulsion ou d’attraction, elle m’agit(e). Hors de l’œuvre, qui étais-je, et qui serai-je ? L’œuvre m’isole. Elle m’isole dans le drame qu’elle m’impose d’emblée, mais je suis loin d’être ainsi le pantin de l’artiste. J’aurais beau me frayer un chemin à travers ce labyrinthe de fils tendus, le travail de l’artiste est d’ores et déjà accompli : Je suis seul en train d’approfondir cette expérience du deuil de l’idée d’être libre de faire ce que je veux.

Quelque chose m’incite cependant à devenir un ami du lieu. Le labyrinthe devient un parcours ; la progression, une exploration ; la visite, un désir. Que s’est-il produit pour qu’un tel renversement advienne ? J’adopte le chemin que l’œuvre m’assigne, et parcours ainsi l’espace de l’œuvre. Et voilà que ma route, loin d’être parsemée d’obstacles, est remplie de moments de décisions. Par où passer ? Comment passer ? D’où voir autrement l’ensemble ? Et pourquoi ne pas entrer dans l’un ou l’autre des petits habitacles ? Si l’œuvre m’impose quelque chose, elle ne m’oblige à rien. Elle m’impose de choisir sans m’obliger. Ou du moins, en m’intimant de choisir sans cesse, elle me plie à l’expérience de la liberté. Ainsi, si l’art oblige, il oblige à la liberté. Mais la liberté est quelque chose qui peut se refuser dès lors que, comme il est possible d’en faire l’expérience dans Cradle, la liberté a la solitude pour condition ; en refusant la liberté, on refuse en vérité la solitude qu’elle suppose.

À la Galerie de l’université du Québec à Montréal, Cradle était exposé avec Tulalá (2001). Les deux œuvres avaient leurs espaces respectifs, la grande salle pour Cradle et la petite pour Tulalá, mais elles étaient liées par la circonstance de l’exposition. Dans Tulalá, deux présentoirs sont disposés en vis-à-vis. Dans chacun d’eux, Lani Maestro a disposé sous verre près d’une cinquantaine de livres ouverts et tenus ainsi par la vitre du présentoir. Qui ne sentirait devant un tel spectacle qu’il est dans une situation comparable à celle d’admirer une collection exceptionnelle d’insectes rares dans un musée de sciences naturelles ? La beauté de la présentation ne rivalise cependant pas avec l’attirance que les livres produisent un à un. Voilà qu’on s’étonne de la fabrication de ces livres, comme on s’étonnerait devant l’ingéniosité de la nature, qui affuble le vivant des plus extravagants apparats. En effet, dans la chronologie de la fabrication d’un livre, la création du récit est sans doute la toute première chose qui soit réalisée. Il s’ensuit un ensemble d’opérations qui dépendent toutes d’un savoir-faire particulier. Au travail du graphiste succède celui de l’imprimeur, auquel succède à son tour celui du relieur. Lani Maestro en sait quelque chose, puisque l’artiste est la cofondatrice des Éditions Burning depuis 1992, mais elle est aussi auteure et de plus, son œuvre est fréquemment matière à publication [2]. Lani Maestro a donc une triple expérience du livre ; une expérience entendue du livre, quand il s’agit de la fabrication convenue d’un tel artefact. Or, pour les livres qui feront Tulalá, Lani Maestro inverse l’entreprise. Elle procède tout d’abord au tirage à des centaines d’exemplaires d’un livre aux pages blanches, reliées dans une couverture souple noire. Puis elle les marque un à un, en laissant se déposer des traces de suie sur une double page située à peu près au centre du livre, qu’elle passe au-dessus de la flamme d’une bougie. Ensuite, les livres toujours pris un à un, elle inscrit à la mine de plomb des mots qui pourraient aussi bien avoir été inventés par l’artiste qu’issus d’une langue qui me reste étrangère.

Mais Tulalá expose plus que le seul retournement de la fabrication conventionnelle du livre. Chaque livre se présente comme le pendant d’un des habitacles de Cradle. Et le secret que chacun exhibe sans le révéler, là, dans les circonvolutions du dessin à la suie et dans la sonorité des mots qui y sont écrits, semble valoir pour l’espace circonscrit par chaque parallélépipède transparent. Tulalá semble s’affairer à représenter une histoire pour chacune des petites aires de repos dans Cradle. Du coup, tous ces livres ouverts sont comme autant de papillons épinglés, sortis tout droit des habitacles disséminés dans la grande salle, qui prennent alors l’allure d’une indénombrable colonie de cocons.

D’un espace d’exposition à l’autre se dessine alors une continuité aussi belle qu’horrible. Les nattes surmontées d’un moustiquaire apparaissent comme autant de présences désincarnées de corps disparus, tous aussi semblables les uns aux autres dans leur destin. Dans Tulalá, ne les voilà-t-il pas, présents et présentés sous les traits de livres tous différents par l’histoire qu’ils renferment. Jusqu’à quel point ces livres ne représentent-ils pas la figure aussi belle qu’horrifiante de l’artiste tel qu’il est perçu dans notre culture ? Issu de la communauté en s’y distinguant, ses œuvres muséifiées, il finit épinglé sous verre. À moins que chaque livre ne métaphorise le destin du sujet qui, issu d’une communauté, s’en délivre en s’épanouissant dans la différence pour mourir alors dans les plus beaux apparats que la liberté lui aura offerts sur le chemin de sa solitude.

Disons pour conclure que si Cradle pose, à travers l’expérience même de l’œuvre, que toute liberté est conditionnelle à la traversée d’une incontournable solitude libératrice, Tulalá montre qu’une telle liberté ne s’acquiert pas autrement qu’en ne cessant pas d’écrire de la différence dans la norme. Geste artiste par excellence, qui légitime l’existence même de l’art aujourd’hui, et qui fait de Cradle et Tulalá un acte qui assujettit l’art à une proposition politique. Celle d’édifier un lien social non pas sur le sens commun mais sur une solidarité autour de ce qui se démarque du sens commun, autrement dit autour de ce qui se manifeste ou bien comme solitude – car qu’est-ce que la solitude sinon la marque d’un écart avec le sens commun ? – ou bien comme différence.


Notes

[1]. Jean-Claude Rochefort, « Un seuil à franchir », Le Devoir, samedi 17 et dimanche 1 8 novembre 2001, p. C-9.

[2]. Citons le très beau texte de Lani Maestro, «Sur la liquidité de la terre ferme», publié chez Dazibao en 1999. Citons aussi le récent catalogue de Renée Baert sur l’œuvre de Lani Maestro, publié par la Galerie de l’UQAM et que je n’ai pas eu l’occasion de consulter au moment de la rédaction de cet article.

© Texte publié dans la revue ETC, n° 57, 2001, p. 42-46.