Jean Marois

L’art est un mal.

Jean Marois. On n’y voit rien. 2019. Projection vidéo, texte, impression numérique sur papier. 142 x 198 cm.

Venons-en au fait, cher spectateur : l’art est un mal; il l’est devenu du moins. Tu déambules dans une exposition. Qu’as-tu donc vu? Tu ne saurais le dire. Ce n’était pas rien, puisque tu en as le souvenir. Ou plus exactement, tu as plus le souvenir d’avoir vu que de ce que tu as vu. Le langage ne nous fourvoie-t-il pas en acceptant que le verbe voir soit transitif? Ne croyons-nous pas voir quelque chose quand, dans les faits, nous ne faisons que voir? Ne voyons-nous pas sans voir? Et voir sans voir, c’est, bien sûr, souffrir. C’est faire l’épreuve de quelque chose sans saisir de quoi il s’agit. La mort et le coït parental sont l’ultime de cette expérience. Ils sont les seuls compléments d’objet direct que peut supporter le verbe voir.

Voir ou bien tue ou bien traumatise. Ça assassine ou ça marque à vie. Chose certaine, voir fait disparaître ce qui est vu, nous en avons pour preuve qu’une image s’y substitue. Une image qui semblera valoir pour le vu, le réel assassin ou traumatique semblant d’autant plus s’y représenter qu’il s’agira d’art. Le dira-t-on du moins, comme si, de la dire, la chose s’avérait vraie.

Voir précède à l’image. L’image succède au vu, elle le voile, le cache, le fait disparaître.

Tu déambules et puis tu t’arrêtes. Voilà une image. Il n’est même pas besoin de te demander de la regar der, tu la vois par la force des choses: une exposition; la bonne volonté de ses organisateurs; celle des artistes qui y participent; la dimension culturelle de l’événement; la valeur artistique qui lui est assignée. Tout préside à produire un regard que, toi, spectateur, tu incarnes à tes dépens. Tu te crois libre de voir. N’es-tu pas venu de ton plein gré? Et ne te prêtes-tu pas aussi de ton plein gré à ta condition de spectateur? Tu te plies au jeu, soit; mais volontairement. Rien ne t’empêcherait de fermer les yeux au moment même où tu choisirais de le faire. Tu es assujetti aux conditions de formation d’un regard prédéterminé, mais ta soumission est volontaire, n’est-ce pas? Tu l’appelles même, tu la souhaites, tu la désires. Que pourrait être un monde sans art, te dis-tu? De l’art, sinon j’étouffe, t’est-il arrivé de te dire. Quand bien même les artistes te forceraient à voir, ça ne saurait être que pour ton bien. Comment pourraient-ils te vouloir du mal? Comment l’art pourrait-il être néfaste? L’idée même en est inconcevable.

Qu’une idée te soit inconcevable ne t’inquiète-t-il pas? Cette impossibilité de concevoir l’art comme un mal ne t’alerte-t-elle pas de l’existence d’une censure en train d’agir? Que cette impossibilité soit précisément ce qui force ta servitude volontaire n’éveille-t-il pas chez toi une certaine suspicion? Ce regard que tu poses sur les images qui te sont proposées à voir, ce regard que tu juges libre parce qu’il t’appartient à toi seul de le détourner, es-tu sûr qu’il t’appartient? N’est-ce pas lui au contraire qui te possède, d’image en image toujours un peu plus, en trouvant des moyens de te faire croire le contraire? L’art aujourd’hui
ne participe-t-il pas de ces moyens?

Dévoiler les pouvoirs délétères de notre pseudo liberté de voir et ceux tout aussi délétères de la pseudo liberté de l’artiste de créer est-ce bien possible? Oui, bien sûr, là, dans l’entre-deux de cette image où
il n’y a rien à entendre et de ce texte où tout est regard.


© Texte publié dans l’opuscule Parergon qui accompagnait l’exposition Parangon conçue et présentée par Les Têtes chercheuses au Centre d’art Diane-Dufresne à Repentigny (Québec, Canada) du 17 octobre au 3 novembre 2019.