De la chair au continent_une pietà.
Circa (Montréal, QC).
8 septembre au 13 octobre 2012.
De la chair au continent_une pietà donne à voir, à écouter, à entendre et à tenir entre ses mains respectivement une installation de Louise Viger, un récit de Denise Desautels, une composition musicale d’Éric Champagne et un livre d’artiste de Jacques Fournier. Un catalogue introduit par Gilles Daignault a été édité pour fixer cette tresse entre quatre œuvres écrites respectivement dans le visible, dans la parole, dans l’audible et dans la confection d’un livre d’artiste. Je m’en tiendrai à l’œuvre de Louise Viger. Je souhaiterais cependant que ce que je vais tenter de dire de la pratique artistique dans son rapport à l’offrande trouve tout de même un écho en regard des œuvres magnifiques de Denise Desautels, Éric Champagne et Jacques Fournier.
Devant l’œuvre, il y a d’emblée cette évidence simple, nette, immanquable et terriblement poignante d’une absence. Il s’agit d’une pietà, mais sans corps. Présence in absentia, s’empressera-t-on de dire. Oui, bien entendu. Présence des corps, du corps, dans leur, dans son absence même. Les corps, le corps absent(s) instaurant ainsi la sensation d’une présence du, des corps, mais sans corps. Au fil de mes réflexions, je comprendrai que cette sensation est surtout et essentiellement l’expression d’un effacement.
Un détail m’a mis sur cette piste. Dès le seuil de la galerie, voix et musique se font entendre en alternance. Tout est blanc. La présence d’un immense tissu intrigue. On ne saurait dire ce qu’on voit ni juger de la nature cérémoniale de l’ensemble. À avancer un peu plus dans la galerie, on apercevra une pièce sculpturale qui s’apparente à une table basse, dont le plateau dessine une ellipse. Le seuil de la galerie une fois franchi, c’est en ce point précis qu’on se retrouve inévitablement à un moment ou à un autre. C’est de là que l’œuvre agit dans toute son ampleur. C’est là qu’on la rencontre ; les moindres événements qui ont pu advenir avant sembleront même n’avoir servi qu’à conduire à cet instant. Un étrange gravier recouvre la moitié du plateau de la table basse. Débordant sur le sol, il semble y dessiner une ombre projetée blanche produite par la projection d’une mystérieuse lumière à laquelle la table ferait écran. Serait-on en train d’être initié à un monde où les ombres sont blanches et où elles ont une chair ? Par quelle lumière un tel monde serait-il éclairé ? Celle de l’art, assurément. Mais à quelles fins ? Cette chair, dont les ombres sont faites, l’artiste l’a obtenue en broyant des centaines de gommes à effacer. « Regardez-nous, semblent dire les ombres, regardez-nous nous incarner dans la matière même de l’effacement ».
Pas de corps donc. Inutile d’en inventer, il n’y en a pas. L’artiste n’en a pas voulu. Elle n’a voulu qu’un voile. Une immense dentelle soutenue par trois socles. Elle les recouvre sans les dissimuler, se plisse, tombe jusqu’au sol, se plisse encore, et finit par recouvrir la partie d’une avant-scène, qui se déploie entre les socles et la table. Une table qui indique d’où voir et peut-être comment comprendre ce que l’on est en train de voir. Socles et table : matière à présentation, donc. Ce voile ajouré en serait-il le contrepoint ? Ne vaudrait-il pas en effet pour le spectacle qu’il offre d’une substitution des corps absents par la matière même qui les aurait dissimulés ? Comme ce gravier d’efface donnant chair aux ombres, le voile incarnerait, non pas une absence de corps, mais bien des corps absents, absentés, effacés. L’immense voile ne serait-il pas pour cela un représentant de l’effacement ? Un représentant de l’effacement du ou des corps ?
Dans la Pietà de Michel-Ange, la Vierge n’est que tissu. Son vêtement n’est que plis. Seuls son visage et ses mains en émergent à peine. Ce sont eux qui dictent à Louise Viger quelles hauteurs doivent avoir les trois socles qui soutiennent le voile. De la chair au continent_une pietà est manifestement une interprétation de la Pietà de Michel-Ange. Mais Louise Viger se laisse surtout inspirer par la pose et le vêtement de la Vierge, qui lui servent de partition en quelque sorte, en nous faisant entendre toute la complexité d’un geste en train de s’écrire à travers les centaines de plis du vêtement. Michel-Ange a sculpté la Vierge dans la pose d’une femme qui expose le corps mort d’un homme. La nudité du mort se découpe sur l’abondance des plis du vêtement de la femme, qui ne laisse guère découvert qu’un visage des plus discrets, sans expression aucune. Un visage effacé sur lequel on pourra projeter toute l’impuissance et la résignation de cette femme face à la mort de cet homme. Mais ce visage, tout en retrait, contraste avec le geste que cette femme pose. Tenant à peine le corps de cet homme de la main droite, sa main gauche, paume tournée vers le haut, semble être en train de le lâcher dans un geste d’offrande. La Vierge aurait-elle été sculptée comme elle l’est, tout en vêtement et plis, pour exposer ce geste d’offrande en train de s’effacer derrière l’offrande ? Le vêtement et ses plis redoublant l’idée qu’il n’y a pas d’offrande sans l’effacement du geste qui l’accomplit.
C’est le vêtement, son déploiement, ses plissures, que Louise Viger reprend plus que tout. C’est son rôle dans l’effacement du geste d’offrande qu’elle nous fait entendre plus que tout. D’ailleurs, ce vêtement interprété par Louise Viger n’a du tissu que l’apparence. Les mailles qui le trament sont faites de milliers de filets de colle thermofusible qui finissent par ressembler à un tissage, à tel point que le temps, inimaginable, qu’il a fallu pour le confectionner, finit par s’effacer derrière l’apparence de dentelle que l’ouvrage prend. Ce secret d’atelier une fois découvert, le temps se met à acquérir le statut d’un motif à part entière aux côtés de celui du voile. L’un et l’autre se réunissant comme sont réunis dans la Pietà de Michel-Ange la Vierge et le Christ : par l’ampleur d’un vêtement.
Et maintenant, comment ne pas saisir dans ce travail de Louise Viger la conscience féministe qui traverse son œuvre, ses choix, ses décisions et ses actions ? Comment ne pas saisir cette conscience dans le motif même du voile, quand celui-ci est la reprise et l’interprétation d’un vêtement qui voile le corps d’une femme que pour mieux montrer celui d’un homme mort tué par ses semblables ? Comment ne pas en prendre acte, quand, dans cette œuvre, les ombres prennent corps dans la chair même d’une matière destinée à poser des gestes d’effacement ? Il faudrait, pour poursuivre cette piste de lecture, tenir compte de l’histoire du catholicisme au Québec auquel les femmes ont été, ce n’est pas un vain mot, soumises. Et vu les débats toujours en cours sur la nature de la laïcité à laquelle notre société devrait ou ne devrait pas adhérer, vu la visibilité croissante dont les religions bénéficient à cause de la médiatisation de commandements controversés relatifs aux vêtements des femmes, autant dire que De la chair au continent_une pietà de Louise Viger est d’une criante actualité.
© Texte publié dans la revue Espace, n° 103-104, p. 55-56.