Daniel Barkley

L’œuvre dessiné de Daniel Barkley.

Galerie Dominique Bouffard (Montréal, QC).
14 mai au 15 juin 2014.
Gold Hands. 2014. Crayon, encre et feuille d’or sur papier / Pencil, ink and gold leaf on paper. 36 x 25.5 cm / 14 x 10 « 

Ce catalogue réunit quelques-uns des dessins les plus significatifs de Daniel Barkley. Ils ont été choisis parmi les milliers de pages des 15 carnets, dont l’artiste se sera servi entre 1994 et 2006. Liés, reliés, ainsi, les uns aux autres, ces dessins sont autant de figures marquantes d’un faire inimitable. Ce choix éditorial, nous l’espérons, accentuera la possibilité de comprendre le sens de ce faire, sa raison d’être autrement dit, jusque dans l’œuvre peint de cet artiste. Car enfin, quand bien même Daniel Barkley dessinerait pour peindre, quand bien même il s’assujettirait au dessin en vue d’un tableau à faire, explorer son œuvre dessiné sera sans doute le meilleur point de départ pour saisir l’enjeu qui se love dans chacun des gestes du peintre.

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Les dessins de Daniel Barkley constituent un immense corpus. Des dessins réalisés jour après jour, page après page. Ils sont le fruit d’une régularité. Fruit d’un geste sans cesse répété. Ils sont aussi le résultat d’une fidélité à un mode opératoire défini, dont on verra qu’il commence par des séances de prises de vue photographiques de modèles vivants, suivies par des soirées passées à dessiner à partir de ces photographies. Ils sont dessinés dans des carnets que l’artiste souhaite toujours identiques, tout comme il souhaite les réaliser toujours avec le même type de stylo. Le tracement et les habitudes qui balisent le geste appartiennent aussi à l’œuvre dessiné de l’artiste. Y appartient aussi le souhait, chez lui, de conserver les dessins dans l’état où ils sont, c’est-à-dire liés les uns aux autres dans la chronologie de leur exécution, dans la succession des pages reliées des carnets de dessin, dans l’état d’un livre sans fin autrement dit.

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Le dessin est plus que le dessin. Il est le moyen et la manière avec laquelle un artiste produit les formes qu’il offre au regard. Mais il est aussi l’écriture dans laquelle s’expriment, à l’insu même de l’artiste, les raisons qui le poussent à faire ce qu’il fait comme il le fait.

Par « dessin », nous ne devons pas seulement entendre l’image dessinée, mais aussi le mobile qui en est en quelque sorte à l’origine. Au-delà de l’image qu’il engendre, au-delà du tracement qui façonne cette image, le dessin suppose un geste, une tournure, qui imprègnent les plissures de la matière qui y est soumise, et trouve ainsi à s’incarner, autant dans l’accomplissement de l’image que dans les marques qui construisent cette image.

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À quoi reconnaîtra-t-on de telles marques? De quelle nature peuvent-elles bien se réclamer? Et que peuvent-elles bien traduire? L’idée de signature, celle de style ou encore la notion de manière les évoquent sans rien nous apprendre sur leur raison d’être, c’est-à-dire sur l’élan qui pousse l’artiste, à ses dépens, à poser tel geste plutôt que tel autre, à choisir telle forme plutôt que telle autre. Car l’artiste ne juge pas, il entend son œil reconnaître des formes inouïes; il n’agit pas non plus, il suit les décisions de sa main, quand elle choisit de reproduire les formes que l’œil reconnaît ou quand elle tente de produire à nouveau l’inouï qui caractérise ces formes.

L’artiste sait ce qu’il veut, c’est indéniable. Car à chaque fois qu’il regarde le monde, à chaque fois qu’il observe ce qui lui tombe sous les yeux, son œil lui tend ce que sa volonté se met instantanément à vouloir. Ce geste d’offrande de l’œil, ce cadeau de la vue à la conscience, instaure par contre un incommensurable hiatus, car l’artiste ne peut absolument pas dire de quoi il s’agit. Entre cette chose donnée, montrée, exhibée, et le pouvoir de nomination du langage, un immense silence accompagne cette donation. Alors il tentera l’impossible, il tentera de la dessiner.

Les traces signifiantes que nous devons à l’élan de l’artiste, nous les reconnaîtrons à ce silence abyssal, que rien ne peut rompre. Un silence éloquent, pourrait-on dire, du moment qu’il se substitue à l’indicible, à l’inexplicable qu’engendre la donation de la vue à l’esprit. C’est à ce silence éloquent que nous reconnaissons, parmi toutes les marques qui construisent un dessin, celles qui se rapportent à la mobilisation de l’artiste à faire ce qu’il fait ainsi et pas autrement.

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Ce silence, l’artiste l’entend déjà dans ce que son œil reconnaît. Il l’entendra aussi dans ce que sa main produit et reproduit, quand elle tentera de l’exposer à nouveau à l’œil en tentant de figurer le nœud d’où surgit ce silence sourd si caractéristique.

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Dans les dessins de Daniel Barkley, le corps nu est sans doute la figure la plus accessible de ce nœud de silence. Tout se tait devant la nudité d’un corps. Sa nudité, et plus encore son immobilité. Nu et immobile, le corps chauvit. Il est proie. Aux aguets. Plus rien d’autre ne doit se découper sur ce fond de silence que le bruit du prédateur potentiel.

C’est au creux d’un tel silence qu’apparaissent les marques, les traces, du prix à payer pour vivre. Et ce prix, en tout premier lieu, c’est d’être un corps. Un corps nu. Un corps que Daniel Barkley veut nu. C’est-à-dire dénué de tout attribut qui renverrait à la vie sociale ou à une quelconque actualité. Le corps dessiné par Daniel Barkley n’est pas homme, femme, enfant, adulte, vieillard. Il est corps sexué, jeune, mature, vieux; il est la différence des sexes, des âges, des forces. Il est le dessin de la capture, de la captivité, de la captation, du corps par la sexualité, par le temps, par des souvenirs qui ne sont pas les siens, mais dans la lignée desquels il est néanmoins inscrit à son insu.

Les dessins de Daniel Barkley ne sont pas la reprise, trait pour trait, des formes, des linéaments des corps des modèles avec lesquels il travaille. Il sont la relance du dessin, déjà là, d’une écriture corporéisée d’un temps immémorial, ancestral, dont il résulte, miraculeusement, un corps, dont on ne sait s’il en est le déchet ou la forme sous laquelle la vie l’en réchappe.

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Messager d’une origine immémoriale, le corps dessiné par Daniel Barkley est moins copié que déployé, moins colligé que rappelé à l’ordre, ramené au pas de son rang d’interprète involontaire d’un passé qui le déborde; non pas ossature, muscles et articulations, non pas anatomie, mais anamnèse. Non pas représenté mais représentant.

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Dans la peinture, ces corps deviendront les corps de récits faisant écho à l’ancestral, à l’immémorial, plus qu’à eux-mêmes et à l’histoire dans laquelle ils apparaissent. Autant dire que, chez Daniel Barkley, le dessin ne prépare pas à la peinture, ou, s’il y prépare, ce n’est pas comme s’y prête le dessin d’esquisse.

Si le dessin persiste dans les tableaux, c’est parce qu’il les sillonne, tout comme l’immémorial le fait pour n’importe quel corps. En ce sens, Daniel Barkley n’est pas style ni manière; il est maîtrise d’une écriture singulière convenant au renvoi en écho, et non pas en miroir, de l’immémorial vers le regard, qui, en apprenant à lire cette écriture, apprendra à voir au-delà de la seule actualité.

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En se préparant à peindre, Daniel Barkley se prépare à préparer le spectateur de sa peinture à recevoir un écho de soi plus qu’un reflet d’autrui. Narcisse retourné, qui, dans le visage d’autrui, reconnaît dessiné, au-delà de toute contemporaniété, un soi, aussi universel que mythique, que n’importe quelle actualité se plaît à abîmer.

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Daniel Barkley, c’est le moins que l’on puisse dire, dessine admirablement bien. Ses dessins comme ses peintures semblent résulter d’une parfaite entente entre la main qui les fait et le regard qui scrute les modèles dont ils sont les images.

Il dessine ce qu’il voit, pourrait-on dire. Pas tout à fait, car Daniel Barkley dessine d’après des photographies qu’il réalise au préalable lors de séances de prises de vue et pendant lesquelles il effectue tout un travail de recherche avec le modèle. Ces explorations dépendent de l’idée du tableau que l’artiste a en tête, mais qu’il partage avec le modèle. Cette idée guide alors l’artiste dans les directives qu’il dicte au modèle, mais elle guide aussi le modèle, quand il a à répondre à ces directives.

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Un modèle donc. Un corps. Un nu. Des poses. Et puis, une éloquence muette que le modèle arrive à laisser surgir et que l’artiste reconnaîtra et espérera fixer à chaque prise de vue.

Pendant ces séances, l’artiste se permettra quelquefois de théâtraliser les poses du modèle en leur surajoutant un accessoire. Il peut s’agir d’un objet plus ou moins complexe; un objet trouvé ou confectionné par l’artiste lui-même. Ce peut être plus simplement quelques briques, un vêtement ou un grand film de plastique transparent bleu, dont il enveloppera ou encombrera le modèle. Il arrivera aussi qu’il intervienne à même la surface du corps nu du modèle en le maculant, là de peinture, là de glaise, ou encore en recouvrant partiellement son visage ou sa poitrine de feuilles d’or.

Le dessin commence, là; à la rencontre d’un corps travaillé et d’un peintre au travail. Là, dans le silence inouï surgissant d’un corps posé, encombré, captif, soumis à ce qu’il arrive à donner à l’œil du peintre sans savoir quoi. Nœud de silence. Nœud d’œuvre. Œuvre de silence. Intensité en train de s’écrire en lettres volatiles, que les prises de vue tenteront de figer mécaniquement.

Chaque photographie porte un témoignage de cette intensité ressentie plus que vue, que les séances de modèle vivant auront su convoquer, malgré sa nature immatérielle, et qu’il reste à dégager de l’image dans l’apparence de laquelle les prises de vue l’auront préservée, sans la donner à voir cependant.

C’est au dessin que reviendra ce travail de fouille et d’extraction. L’artiste cherchera à saisir toujours plus, cherchera à comprendre toujours mieux, cette intensité; non pas en lui donnant une forme, mais tout simplement en dessinant, dans l’acte même de dessiner au plus près du corps du modèle, qui l’aura exprimée, le temps d’un éclair, à l’instant de la prise de vue.

Les carnets de dessin de Daniel Barkley détaillent cette fouille minutieuse, qui prépare le peintre à l’élaboration du tableau qu’il a en tête.

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Page vierge. Blancheur uniforme. Premiers gestes. Hachures plus que lignes. Réseaux de traits plus ou moins rapprochés. Le tracement fractionne délicatement, lentement, la surface de la feuille. Le blanc du papier se nuance. La page s’affranchit de sa matérialité. Plus lumière que fibre. Un corps transparaît. La clameur du silence d’une voix encore inaudible monte. Celle d’un personnage d’un tableau futur. Le dessin en aura dégagé la tessiture; le tableau une fois peint lui donnera son texte.

© Texte publié dans le catalogue L’œuvre dessiné de Daniel Barkley, Montréal, Galerie Dominique Bouffard, 2014.