Nous n’apprenons pas à écrire, nous faisons le choix de l’écriture.
La question de Bernard Lévy : « Le critique d’art doit-il être un écrivain ? », nous pourrions la traduire ainsi : Le critique d’art, en ne cessant pas d’être toujours en train d’apprendre à lire les œuvres d’art, ne risque-t-il pas d’apprendre à écrire ? Autrement dit – et ce sera mon hypothèse – le critique d’art flirte toujours avec le risque de devenir écrivain. Certains critiques sont inconscients d’un tel risque, d’autres le prennent très au sérieux, et d’autres encore n’en veulent rien savoir. Évidemment, lorsqu’un critique d’art devient écrivain, nous perdons un critique d’art et nous gagnons un écrivain.
Il y a une chose cependant, je ne crois pas qu’on apprenne à écrire. Je crois plutôt que nous faisons le choix de l’écriture. Dans mon cas, j’ai dû la rencontrer quatre fois avant de choisir. Je l’ai rencontrée d’abord sous sa forme symbolique, puis sous sa forme mathématique, ensuite sous sa forme poétique, et enfin sous sa forme discursive. C’est de ces rencontres dont je voudrais vous entretenir. Et je remercie Bernard Lévy d’avoir déclenché ce travail d’introspection. Voilà ce que j’appelle un éditeur, une personne qui sait mettre au travail le sujet dans la mesure où ce travail, bien qu’éminemment subjectif, a le potentiel d’ouvrir sur de l’universel. Merci M. Lévy.
À l’époque – j’avais cinq ans –, on nous faisait faire des lignes et des lignes de lettres à l’encre violette, avec les célèbres plumes «Sergent-Major». C’était en 1961, nous devions nous munir d’un buvard. Il fallait le placer bien droit parallèlement à la ligne rouge, qui allait servir de socle aux lettres, que nous allions façonner. Le buvard servait à trois choses. Il servait à ne pas salir la page d’écriture avec la main qui n’écrivait pas, nous devions la poser sur le buvard et non pas sur la feuille. Le buvard servait aussi à éponger l’excès d’encre une fois l’exercice terminé. Il servait enfin à absorber les taches plus ou moins catastrophiques que nous faisions en cours de route.
J’aimais beaucoup les buvards, leur texture, leurs couleurs vives, les savantes compositions créées au hasard de l’accumulation des taches, et l’incroyable retournement de l’écriture qui s’y produisait, car les lettres s’y imprégnaient à l’envers. Il y avait là une tout autre écriture à laquelle j’étais manifestement très sensible. Cette écriture avait cependant le tort de ne pas répondre à ce qu’on attendait alors de l’écriture dont on était en train d’apprendre les rudiments.
Pourquoi nous apprenait-on à dessiner ces lettres selon un rituel précis ? Les maîtres les plus abrutis croyaient à un tel rituel au nom de l’ordre, de la discipline et de la droiture qui devaient transparaître dans l’impeccable propreté de la feuille. Les plumes ne portaient pas la marque « Sergent-Major » pour rien. Pour ces maîtres, toute trace sur la page qui n’était pas un trait s’appelait « tache », et dans leur esprit, toute tache était le sceau du désordre, de l’indiscipline et de la fourberie de l’apprenti, qui manifestement le faisait exprès. Pour des maîtres un peu plus éveillés, les taches étaient tout aussi malvenues, mais pas pour les mêmes raisons. Elles étaient malvenues, parce qu’elles n’étaient pas voulues. Or la lettre tracée peut produire elle aussi quelque chose d’aussi inattendu qu’une tache, mais qui n’aura pas la même portée. Le tracé d’une lettre reste un tracé jusqu’à ce que ce tracé acquière une valeur symbolique, jusqu’à ce que ce tracé acquière une valeur d’usage sans que nous ayons la moindre idée de la teneur de l’usage en question. Le maître éveillé ne souhaite pas de tache parce qu’il attend de l’exercice un autre type de surprise. Aussi, il ne prétendra pas comme le maître abruti que l’apprenti fait des taches, et qui plus est, qu’il fait exprès. Il prétendra que les taches ne sont pas la surprise souhaitée.
Que veut-il, ce maître pas comme les autres qui ne veut pas de taches non pas parce que les taches sont des marques de désordre, d’indiscipline et de fourberie, mais parce que ça n’est pas ça ?
Les exercices d’écritures se faisaient parallèlement aux exercices de lecture. Nous apprenions à associer le son des syllabes avec l’image de la consonne et la voyelle qui lui correspondait et que nous reconnaissions dans des mots au tableau parce qu’elles avaient une consistance et une couleur différentes des autres lettres qui formaient le mot. B et a font «ba», comme dans bateau, balle, ou ballon.
J’imagine qu’à un moment donné, les lettres, que nous tracions soigneusement en suivant les consignes du maître, se mettaient à avoir le même statut que celles que nous reconnaissions au tableau. Je ne me souviens pas de ce moment de surprise. Car ce devait être toute une surprise de voir apparaître dans le tracé des lettres autre chose que le dessin ; une chose qui n’avait aucune consistance sensible, quelque chose comme un potentiel, et qui plus est un potentiel tout à fait assimilable au désir du maître un tant soit peu éveillé, qui souhaitait nous voir surpris par autre chose que des taches. Et si les marques sur le buvard portaient elles aussi un tel potentiel…
Entre 12 ans et 16 ans, j’ai eu un plaisir fou à résoudre des équations et à analyser des fonctions. J’étais ce qu’on appelait à l’époque un matheux. Être un matheux, ce n’est pas forcément être scientifique. Un mathématicien est une personne qui a fait le choix d’une écriture, l’écriture mathématique. Et il est, à sa manière, un écrivain. Ça n’a strictement rien à voir avec la qualité d’être scientifique, qui désigne une tournure d’esprit. Le monde des mathématiques donne à voir. Il donne à voir par exemple comment se comporte une équation, quand l’une de ses variables est infiniment grande ou infiniment petite. C’est du moins là où j’en suis resté avant de rencontrer l’art.
Je ne me souviens plus exactement des circonstances, mais parallèlement aux résolutions et aux analyses d’équations, j’ai lu ce livre en trois volumes de René Berger, La Découverte de la peinture. L’interprétation de Guernica de Picasso m’a sidéré. J’avais 15 ans. Il y était dit en substance qu’un trait de représentation n’était pas nécessairement assujetti à la représentation servile de l’aspect des choses qu’il est sensé représenter. J’étais là aux prises avec une étrange variable ; une variable jamais rencontrée dans le monde des mathématiques. La même année, notre professeur de français, pour nous préparer au baccalauréat de français, nous faisait des analyses formelles époustouflantes des poèmes au programme. Là encore j’étais aux prises avec la même variable étrange ignorée du monde des mathématiques. J’apprendrais plus tard que la linguistique appelle ce genre de variable une «forme motivée», c’est-à-dire une forme sans autre contenu que celui que nous lui octroyons à partir de l’expérience que cette forme ravive en nous. Ainsi, nous serions tous autant que nous sommes faits d’écriture, parce que marqués par quelques expériences déterminantes, et assez universelles pour que des formes créées par autrui sachent raviver ces expériences.
C’était ma troisième confrontation à l’écriture. J’avais rencontré le symbole à cinq ans, l’algèbre à douze, et le poème à quinze. Il me semble par contre avoir un tant soit peu saisi la faculté de l’écriture à donner à voir ce qui autrement ne saurait l’être en croisant un catalogue des œuvres de Sol Lewitt. J’ai été complètement séduit par les dispositifs de répétition conçus par cet artiste. Ces dispositifs de répétition me donnaient à voir autre chose qu’une suite sans fin. Au contraire, ces dispositifs me donnaient à voir quelque chose que je n’avais pas sous les yeux et dont je faisais pourtant l’expérience comme si je l’avais sous les yeux, quelque chose comme une unité, comme un tout, une totalité. En mathématiques, on appelle ce type de phénomène une suite convergente. Cette expérience, je l’ai faite aussi à la lecture de la Vie mode d’emploi de Georges Perec, que j’ai commencé en France et que j’ai terminé au Québec.
J’avais la vingtaine et je venais d’immigrer, avec dans mes bagages l’expérience d’un autre type d’écriture. Je passe sur les détails, toujours est-il qu’avant de quitter la France, je venais de suivre un cours d’esthétique qui m’a littéralement ravi. Il avait été donné conjointement par Dominique Château et Jean-Michel Rabaté. Ils avaient abordé le chamanisme tel qu’il avait été étudié par Marcel Mauss, le bricolage tel qu’entendu par Claude Lévy-Strauss, la Distinction tel que travaillée par Pierre Bourdieu, et quelques éléments de l’esthétique de Kant et de la philosophie de l’art de Hegel. Un assortiment assez hétéroclite de discours, qui a eu pour effet de me confronter au discours comme quatrième type d’écriture, avec le symbole, la mathématique et la forme motivée. Quelle rencontre ! La plus heureuse et la plus malheureuse à la fois. La plus heureuse, parce que j’ai rencontré la puissance des mots à pouvoir rendre compte d’une idée à autrui. La plus malheureuse, parce que j’ai joué à l’apprenti sorcier. Imaginez, maîtriser le discours, c’était ni plus ni moins qu’imposer ses idées aux autres. J’ai passé dix ans englué dans ce fantasme. C’est, je crois néanmoins un passage obligé.
Au Québec, j’étais encore sous le charme du discours. Tellement que j’ai voulu en refaire l’expérience, et prendre par la même occasion un peu de galon. Je me suis inscrit au département d’histoire de l’art de l’université de Montréal. J’ai rencontré là une équipe, un projet, un élan, une direction, une orchestration entre deux choses indépassables à mon avis : l’impasse du sens et l’hégémonie du concept ; l’impasse du sens quand elle ne cesse pas d’être soutenue par les œuvres d’art ; et l’hégémonie du concept quand elle ne cesse pas d’être déroutée par la puissance des œuvres d’art à soutenir l’impasse du sens.
Je m’excuse auprès des professeurs que j’ai eus, mais je n’ai retenu que ça : qu’il y a du discours, qu’il y a des œuvres, et qu’il y a ce rapport de haine amour entre le discours et les œuvres. Depuis, je me suis forgé une voix à partir de laquelle je ne cesse pas de reconnaître l’art comme ce qui, dans les œuvres, fait symptôme dans le discours.
En affirmant ceci, je suis ni plus ni moins en train de dire qu’il n’y a pas d’art sans critique d’art. Il n’y a pas d’art sans critique d’art pour traduire dans le discours ce que le discours ne peut pas assimiler de l’œuvre d’art.
Mais il y a plus encore à faire pour le critique d’art que de soutenir cet inassimilable. Il y a plus encore à faire que de soutenir l’impasse du sens dans le discours étant donné cette existence de l’art. Il y a plus encore à faire que de dénoncer ainsi l’hégémonie du concept.
Il y a à travailler sans cesse – à la manière d’une suite convergente – à un accès libre à l’art, à un accès libre à l’art comme impasse du sens. Nous nous interdisons trop souvent cet accès libre à l’art comme impasse du sens ; nous nous l’interdisons quand bien même nous sommes artistes, centres d’artistes, galeries, musées, éditeurs de revues d’art, et critiques d’art bien sûr.
Par exemple, il suffit de dire que l’art est une sorte de «terrorisme socialement acceptable», et du même coup l’acte artistique est assimilé à un discours en soi, qui a tôt fait d’interdire toute expérience de l’absence de sens. Il suffit aussi d’affirmer que « l’art, c’est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art » pour d’emblée laisser sous-entendre que nous pourrions nous passer d’art, si nous accordions un tant peu d’intérêt à la vie, sans pour cela devoir passer par l’art.
Robert Filliou a écrit là une définition très subtile de l’art, qui interdit tout accès à l’art, si nous ne prenons pas acte, que l’art n’est pas ce qui rend la vie plus intéressante que l’art, mais est ce qui introduit la vie à son sens le plus absolu : celui de ne pas avoir de sens. Car la vie pas de sens, c’est bien ce que nous rappelle sans cesse, non pas l’art, mais le fait que l’art existe, ce qui est tout différent.
Alors, si la vie n’a pas de sens, ou, ce qui revient au même, s’il y a de l’art pour nous rappeler que la vie n’a pas de sens, que fait-on ?
Eh bien – et je conclurai ainsi : Il faut essayer de bien le dire. C’est du moins ainsi que je comprends que le critique d’art ne peut pas faire autrement que de tendre vers l’écrivain, comme on dit de la fonction f(x) qu’elle tend vers l’infini quand x égale 0.
© Conférence publiée dans Vie des Arts, n° 205, automne 2005-hiver 2006, p. 34-36.