Tous les articles par Jean-Émile Verdier

Jean Marois

L’art est un mal.

Jean Marois. On n’y voit rien. 2019. Projection vidéo, texte, impression numérique sur papier. 142 x 198 cm.

Venons-en au fait, cher spectateur : l’art est un mal; il l’est devenu du moins. Tu déambules dans une exposition. Qu’as-tu donc vu? Tu ne saurais le dire. Ce n’était pas rien, puisque tu en as le souvenir. Ou plus exactement, tu as plus le souvenir d’avoir vu que de ce que tu as vu. Le langage ne nous fourvoie-t-il pas en acceptant que le verbe voir soit transitif? Ne croyons-nous pas voir quelque chose quand, dans les faits, nous ne faisons que voir? Ne voyons-nous pas sans voir? Et voir sans voir, c’est, bien sûr, souffrir. C’est faire l’épreuve de quelque chose sans saisir de quoi il s’agit. La mort et le coït parental sont l’ultime de cette expérience. Ils sont les seuls compléments d’objet direct que peut supporter le verbe voir.

Voir ou bien tue ou bien traumatise. Ça assassine ou ça marque à vie. Chose certaine, voir fait disparaître ce qui est vu, nous en avons pour preuve qu’une image s’y substitue. Une image qui semblera valoir pour le vu, le réel assassin ou traumatique semblant d’autant plus s’y représenter qu’il s’agira d’art. Le dira-t-on du moins, comme si, de la dire, la chose s’avérait vraie.

Voir précède à l’image. L’image succède au vu, elle le voile, le cache, le fait disparaître.

Tu déambules et puis tu t’arrêtes. Voilà une image. Il n’est même pas besoin de te demander de la regar der, tu la vois par la force des choses: une exposition; la bonne volonté de ses organisateurs; celle des artistes qui y participent; la dimension culturelle de l’événement; la valeur artistique qui lui est assignée. Tout préside à produire un regard que, toi, spectateur, tu incarnes à tes dépens. Tu te crois libre de voir. N’es-tu pas venu de ton plein gré? Et ne te prêtes-tu pas aussi de ton plein gré à ta condition de spectateur? Tu te plies au jeu, soit; mais volontairement. Rien ne t’empêcherait de fermer les yeux au moment même où tu choisirais de le faire. Tu es assujetti aux conditions de formation d’un regard prédéterminé, mais ta soumission est volontaire, n’est-ce pas? Tu l’appelles même, tu la souhaites, tu la désires. Que pourrait être un monde sans art, te dis-tu? De l’art, sinon j’étouffe, t’est-il arrivé de te dire. Quand bien même les artistes te forceraient à voir, ça ne saurait être que pour ton bien. Comment pourraient-ils te vouloir du mal? Comment l’art pourrait-il être néfaste? L’idée même en est inconcevable.

Qu’une idée te soit inconcevable ne t’inquiète-t-il pas? Cette impossibilité de concevoir l’art comme un mal ne t’alerte-t-elle pas de l’existence d’une censure en train d’agir? Que cette impossibilité soit précisément ce qui force ta servitude volontaire n’éveille-t-il pas chez toi une certaine suspicion? Ce regard que tu poses sur les images qui te sont proposées à voir, ce regard que tu juges libre parce qu’il t’appartient à toi seul de le détourner, es-tu sûr qu’il t’appartient? N’est-ce pas lui au contraire qui te possède, d’image en image toujours un peu plus, en trouvant des moyens de te faire croire le contraire? L’art aujourd’hui
ne participe-t-il pas de ces moyens?

Dévoiler les pouvoirs délétères de notre pseudo liberté de voir et ceux tout aussi délétères de la pseudo liberté de l’artiste de créer est-ce bien possible? Oui, bien sûr, là, dans l’entre-deux de cette image où
il n’y a rien à entendre et de ce texte où tout est regard.


© Texte publié dans l’opuscule Parergon qui accompagnait l’exposition Parangon conçue et présentée par Les Têtes chercheuses au Centre d’art Diane-Dufresne à Repentigny (Québec, Canada) du 17 octobre au 3 novembre 2019.

François Georget

L’œuvre peint de François Georget.
L’avant-garde de l’inactuel.

François Georget. Autoportrait 18. 2011-15. Huile sur toile. 49,3 x 43,8cm (75,3 x 69,6 cm avec le cadre).
François Georget. Autoportrait 18. 2011-15. Huile sur toile. 49,3 x 43,8cm (75,3 x 69,6 cm avec le cadre).

L’œuvre peint de François Georget arbore un apparent classicisme. Des grands formats; un traitement postimpressionniste; un parti-pris pour le tableau orné d’un peu de «corniche» pour bien séparer l’image et l’espace d’exposition; un tableau qui appelle le spectateur à la contemplation plus qu’à la participation. Cette forme donnée aux œuvres ne manque pas de produire de l’embarras. Assez d’embarras pour juger la pratique de cet artiste à contre-courant de l’actualité artistique et l’exclure sans autre procès de la partie qui se joue aujourd’hui en arts visuels.

Une représentation sans récit

Et si, précisément, il nous fallait cette peinture pour saisir de plus près cette partie, son jeu, ses lignes de force, ses lumières, ses ombres aussi. Si le contre-courant dans lequel François Georget semble s’inscrire et sur la base duquel on légitimerait son exclusion de la scène artistique actuelle était justement la Forme qu’il nous fallait aujourd’hui pour prendre acte du courant dominant, si dominant qu’on n’ose le contredire. Et si ce qui semble être issu d’une pensée des plus conventionnelles s’avérait au contraire issu d’une de ces «pensées sauvages», dont Claude Lévi-Strauss nous a appris à d’autant plus tenir compte qu’on les désapprouve pour se défendre du fait qu’elles mettent en relief nos conformismes.

François Georget. L’homme assis. 2010. Huile sur toile. 170,3 x 170,3 cm (209,1 x 209,1 cm avec le cadre).
François Georget. L’homme assis. 2010. Huile sur toile. 170,3 x 170,3 cm (209,1 x 209,1 cm avec le cadre).

Un tableau de François Georget m’incite à retenir son œuvre en ce sens, L’homme assis (2010), en regard d’une icône de l’art conceptuel, One and Three Chairs (1965) de Joseph Kosuth.

Chemise blanche, col déboutonné, le nœud de sa cravate est desserré. L’homme est assis sur une chaise des plus simples. Il est pieds nus. Fin de journée d’un haut-fonctionnaire, d’un chef d’entreprise, d’un décideur? Peut-être. Son vêtement, sa pose, un certain vide, le laissent imaginer. Vide de la chaise inoccupée vers laquelle il tourne son regard. Espace insaisissable des pensées dans lesquelles le personnage est plongé. Lieu insituable dont on a que l’esquisse en trois traits d’un coin de pièce et où tout est à imaginer. La lecture iconographique du tableau se limite à rien d’autre que cette scène d’un homme assis, sans identité, en train de regarder une chaise vide dans une pièce anonyme. La règle de l’unité de lieu, de temps et d’action est respecté : rien, rien et rien.

Un récit du regard

Le peintre situe la scène dans un temps historique, mais décourage d’y saisir un autre récit que celui d’une suspension du temps de la narration. Aussi, verra-t-on le temps du regard en train de s’accomplir prendre le dessus sur le temps du récit représenté. Et la substitution s’opérera dès l’instant où l’appétit de notre regard pour le déchiffrement devant de tels tableaux rencontrera le regard du personnage tourné vers la chaise vide. À ce moment précis, la temporalité de ce regard fictif se mettra immanquablement à se charger de la temporalité du regard effectif que nous portons sur le tableau. Et ce transfert se fera d’autant plus instantanément que le peintre a pris soin de ne pas articuler le regard du personnage à un autre récit que celui de l’action de regarder en direction de cette chaise vide. Il n’y aura, dès lors, pour nourrir le regard que nous portons au tableau, plus rien d’autre qu’un récit de peinture au terme duquel un tableau a été réalisé ainsi et pas autrement. Alors, le présent du regard du personnage coïncidera avec le présent du regard que l’on porte sur le tableau : lui et nous, voyons la même chaise.

Un tout autre récit s’impose alors à partir de cette coïncidence des temporalités des regards respectifs du personnage et du spectateur. Si on voit ce que le personnage voit, une chaise, ne sommes-nous pas aussi en train de voir comment il perçoit cette chaise? Des couleurs, des plans et une profondeur en train de se diluer dans les plans qui composent les murs et le sol. Le tableau mettrait-il en scène la vision de Cézanne? Celle des Impressionnistes? Ce moment dans l’histoire de la peinture où les peintres se déconditionnent des conformismes du regard, se délestent des conventions qui diffractent la perception, épurent l’expérience.

Une critique du discours entendu

Et pour peu que nous ayons connaissance des grandes icônes qui ponctuent l’histoire de l’Art occidental, le tableau nous convie au souvenir de l’icône même de l’art conceptuel, One and Three Chairs de Joseph Kosuth.

De Kosuth à Georget, c’est du destin de la sensibilité du spectateur dont il s’agit.

Si Joseph Kosuth soumet le regard du spectateur à l’intellection, François Georget le soumet à une mise en doute de la certitude de ne voir que ce qu’on peut nommer. Kosuth interpelle la sensibilité du spectateur au registre d’une distinction à faire entre trois représentations ad hoc d’une chose — représentation mondaine, représentation iconique et représentation langagière. La sensibilité du spectateur se trouve dès lors réduite, contrainte, assignée à résidence dans l’orbe de l’entendement, de n’être convoquée que pour une stricte opération cognitive.

Au contraire, François Georget peint de sorte que le regard du spectateur sur l’œuvre, au lieu de converger toujours plus vers une opération d’intellection, accumule, amasse, récolte, fait provision de sensations, comme si à l’inverse du courant qui domine la pratique artistique aujourd’hui, un donné à voir ne conduisait pas à une action de comprendre, mais à une conscience de voir et par là même à la saisie de ce que le philosophe Pietro Montani a nommé une «bioesthétique»1.

Par «bioesthétique», Pietro Montani entend un pouvoir exercé sur la sensibilité sans considération pour sa raison d’être, celle-ci se trouvant réduite à un strict organe de réception au service de l’intellection.

Les analyses de Bernard Stiegler réunies dans De la misère symbolique2 et celles de Pietro Montani rassemblées dans Bioesthétique nous avertissent d’une main mise sur la sensibilité de tout un chacun par une «bioesthétique»; prolongement ou conséquence selon ces deux auteurs du «biopouvoir» déjà repéré par Michel Foucault comme ce pouvoir exercé sur le vivant par l’État sans concertation aucune auprès des premiers concernés. «Le médecin et le biologiste ne travaillent plus dorénavant au niveau de l’individu et de sa descendance, mais commence à le faire au niveau de la vie elle-même et de ses événements fondamentaux.»3. La politique du soin ne vise plus l’individu et son autonomisation, mais les populations et leur contrôle.

Assisterions-nous à une dynamique similaire dans le domaine culturel ? L’appréciation esthétique convoquée par les formes artistiques ne viserait plus la transindividuation de la sensibilité de chacun, mais une «an-esthésie» du plus grand nombre, un «déclin décisif de la sensibilité et “sens commun” — lequel se voit puissamment et obscurément entraîné dans le périmètre d’action des dispositifs par lesquels le biopouvoir exerce son influence […].»4

© 2019. Inédit


  1. Montani, Pietro.  Bioesthétique, Vrin, 2013 

  2. Stiegler, Bernard. De la misère symbolique, Champs Flammarion, 2013 

  3. Michel Foucault cité par Guillaume Le Blanc dans La pensée Foucault, 2014, p.181 

  4. Montani, Pietro. Op. cit., p. 8 

Gianni Giuliano

Politique du regard et pouvoirs de l’image dans l’œuvre de Gianni Giuliano

Galerie Erga (Montréal, QC).
29 mai au 4 juin 2018.

Adrift in the Open-Waters of Atlantis, graphite sur papier, 137 x 86 cm. 2015

Gianni Giuliano peint et dessine des personnages anonymes dans des paysages indéterminés. L’œuvre peut se réduire au dessin d’un personnage dans un paysage. Souvent complexe, le paysage peut aussi se limiter à un rehaut de bleu à l’aquarelle ou au pastel sec ou même au seul blanc du papier. C’est le cas des dessins présentés dans Vuja de, une exposition des tout derniers dessins de l’artiste à la galerie Erga.

Au premier coup d’œil, les dessins paraissent d’un réalisme saisissant. Mais il faut pour cela que l’œil s’accommode de quelques extravagances. Soit la scène représentée n’aura rien de réaliste; elle paraîtra au contraire des plus irréelles. Soit le dessin paraîtra fautif dans certains détails; une proportion, une dimension ou un espace impossible tendront en effet à sortir l’œil de l’illusion dont il avait plaisir à s’accommoder.

Un dynamisme de l’image naît ainsi, qui dépendra d’une tension entre transparence et opacité de la lecture de l’image.

Il n’y a pas de regard sans un objet qui le cause. C’est ce que Gianni Giuliano dessine. Tout artiste le sait; mais Gianni Giuliano, avec un peu plus d’acuité. Il le dessine en dessinant cette tension entre opacité et transparence de l’image. Mais il le dessinera aussi en dessinant les personnages représentés en train de regarder des objets qui nous échappent, soit parce qu’ils sont hors cadre (When Alls Else Falls; Smoke Them Out, 2015), soit parce que, étant donné l’irréel de la scène représentée, nous ne saurions pas dire pourquoi les personnages nous conduisent à voir d’étranges attributs. Comme cette ampoule électrique au bout d’une lance tenue d’une main par un personnage qui la regarde et qui, de l’autre main, semble être en train de la visser ou de la dévisser (Adrifts in the Open Waters of Atlantis, 2015). Ou comme dans Self-Portrait; Code Blue (2018), où le personnage est représenté sans plus d’explications avec des flotteurs d’enfant aux bras.

Une tension naît cette fois entre le tranchant du regard aiguisé par la minutie du traitement et le fuyant du donné à voir. Et l’absence de ce donné à voir est d’autant plus intense que le traitement de l’image est illusionniste.

Une sorte de matrice du regard commence ainsi à s’imposer en douceur, sans tambour ni trompette, avec délicatesse, sans éclat ni coups de force, hors des modalités du spectaculaire, loin des débordements et des excès du regard autrement dit. Une matrice qui trame la transparence et l’opacité de la lecture de l’image avec l’absence constatée et le désir révélé de l’objet du regard.

L’ensemble de l’œuvre de Gianni Giuliano ne s’appréhenderait-elle pas, en toute hypothèse, par le filtre de cette matrice ? L’artiste nous préviendrait ainsi, en nous en éloignant, des points de vue médusant de l’excès de vision du spectacle. Et du coup, il nous disposerait, en nous y invitant, à lire l’action de voir chaque fois qu’il trébuche, chaque fois qu’il bute sur une de ses limites : une opacité dans la transparence de la lecture de l’image; l’absence de l’objet qui aurait dû révéler au regard sa cause, sa raison d’être. Aussi voyons-nous, sous l’effet de l’œuvre de Gianni Giuliano, ce que nous regardons plutôt que de voir ce qui nous est imposé de regarder.

L’œuvre de Gianni Giuliano ferait-elle ainsi la proposition d’une émancipation du regard ? Assurément. Et cette émancipation serait-elle critique d’une aliénation, dont nous n’aurions même pas conscience ? Assurément. Une aliénation au mensonge de l’image. Car enfin, à bien y penser, une image est toujours fausse. Et si elle ne le montre pas, en plus d’être fausse, elle ment. Et si elle ment, en plus d’être fausse et de mentir, elle cache un secret aux dépens de ses spectateurs et spectatrices. Secret et facticité : Combles et marges de l’image.

Et c’est bien d’image dont il s’agit dans l’œuvre de Gianni Giuliano. Dessinées ou peintes, c’est l’image qui prévaut chez lui. Ne dit-il pas que, selon lui, dessin et peinture ne se distinguent pas, que seul le mode d’expression y diffère ? Peindre ou dessiner, la préoccupation reste donc la même. Ce qui lui importe, au-delà du mode d’expression, c’est l’invention d’une autre image, d’une image autre. Dessinée ou peinte, Gianni Giuliano la veut autre. Une image vraie et sincère. Une image qui montre ce qu’elle est vraiment, sans artifice ni secret. Une image sans intentions non déclarées. Une image qui n’est pas un double. Ni un double de la réalité ni un double d’une autre image. Une image qui ne disparaît pas derrière ce qu’elle représente ni derrière ses conditions de fabrication. Une image ni figurative ni abstraite. Pas non plus hyperréaliste tout en paraissant abstraite ni formaliste tout en paraissant figurative.

Une image qui ne donne rien à voir que le regard qu’elle engendre. Une image issue d’une main qui fabrique un regard. Ainsi en va-t-il de l’art de Gianni Giuliano : une main pour un regard ; la transmutation du geste en train de marquer un support, toile ou papier, en un regard non pas pris, capté, assujetti, mais en un regard donné, retrouvé, libéré.

© Texte publié en introduction à l’exposition de Gianni Giuliano, Vuja De, Montréal, Galerie Erga, du 29 mai au 4 juin 2018.

Vincent Routhier

De la sensibilité, politique de l’avenir.

Galerie Simon Blais (Montréal, QC).
6 août au 3 septembre 2016.

2 images de x, #6, 2016. Pigments sur papier calque, 86 x 68 cm, photo Guy l’Heureux

Vincent Routhier, qui n’a pas trente ans, a terminé des études de deuxième cycle en art à l’Université Concordia sur une série de dessins qu’il rassemble sous le titre 2 images de x. Lauréat du Prix de la Fondation Sylvie et Simon Blais pour la relève en arts visuels 2016, 2 images de x a été exposée à la galerie Simon Blais.

Résolument conceptuel, Vincent Routhier n’hésite pourtant pas à se salir les mains, à déborder du cadre, à perforer le support, à le plier, le déplier, le replier, le déplier à nouveau, à le tourner, le retourner, le renverser. Aucune impasse n’est faite sur le maniement de la matière ni sur ses plus beaux effets visuels. Seule l’idée compte, pourvu qu’elle conduise à plus de sensibilité, matière première du sens de l’art. Matière de l’avenir, à lire le Friedrich Nietzsche d’Humain, trop humain : « Aussi, une civilisation supérieure devra-t-elle donner un cerveau double à l’homme, quelque chose comme deux compartiments cérébraux, l’un pour être sensible à la science, l’autre à ce qui n’est pas sensible à la science […]1 »

Les effets visuels de la matière ou la délimitation du domaine de la sensibilité.

Être sensible. Que peut bien vouloir dire « être sensible » ? Qui ne l’est pas ? Ne pas l’être relèverait même de la défaillance. Mais l’être trop est jugé comme un défaut. À ne pas l’être, il nous manque quelque chose, et à l’être trop, nous témoignerions d’une faiblesse, voire d’une faute. La sensibilité semble supposer un juste milieu. Être sensible, c’est l’être juste assez, pas trop, jusqu’à un certain point, pas au-delà. Qu’arriverait-il autrement ? Manquer de sensibilité serait faire preuve d’indifférence et déborder de sensibilité reviendrait à s’oublier corps et âme en l’autre, étant donné ce qui lui arrive, ce qu’il est, ce qu’il devient.

Ainsi, la sensibilité se conjuguerait-elle en regard de cet autre envers lequel nous ne sommes ni indifférents ni inconditionnels. Et elle se déclinerait entre deux extrêmes : indifférence et inconditionnalité.

La sensibilité, sans pouvoir être quantifiée, suppose pourtant ce point d’équilibre depuis lequel elle se saisit absolument. Ni indifférence ni inconditionnalité, mais pas indifférence et pas inconditionnalité. C’est là, juste là, précisément là, que se situe chacun des tout derniers dessins de Vincent Routhier.

Ils sont d’une incontestable beauté. Beauté formelle, puisque les œuvres sont abstraites. Beauté conventionnelle aussi. Beauté du chatoiement d’un moiré bleu et rouge. Beauté réglée par des symétries. Beauté de la simplicité d’une démonstration. En effet, chaque dessin montre et démontre la transformation géométrique d’une somme de points bleus, dont la figure initiale dessine une forme simple – une droite, un carré, un cercle, et dont la figure finale dessine une forme faite du même nombre de points, mais rouges, et distribués autrement.

Une histoire se raconte ainsi ; celle de la formation même d’un dessin. L’histoire pourrait se traduire en quelques lignes dans le langage de la géométrie analytique. Une histoire dont on aurait pu demander à l’ordinateur de faire le récit. Il aurait tracé sans bavure sur une feuille immaculée la figure initiale, la figure finale, le point et l’axe de la transformation géométrique. Mais non, l’artiste a choisi d’être lui-même le narrateur de cette histoire.

La figure de la sensibilité ou l’indéfinissable décidé de la décision.

Mais alors le récit n’est plus le même. L’histoire, oui. Mais le récit, non. Une reproduction dans l’opuscule, qui accompagne l’exposition, fait cas de la différence. Elle montre une épure dessinée par l’ordinateur. On y entend, si je puis dire, le silence du logiciel dans la blancheur du fond. La machine se tait, là, où le logiciel ne lui commande pas de tracement. Dans les dessins, au contraire, la feuille se salit au fur et à mesure que l’artiste s’exécute dans son rôle de narrateur. Aussi, là, où il n’agit pas, une maculation se fait tout de même entendre qui raconte l’histoire sous un autre angle en produisant dès lors un autre récit que celui de la transformation géométrique. Un récit pour l’œil pourrait-on dire ; un récit pour le sens de la vue ou plus exactement pour la sensibilité quand elle s’exprime à travers les rets de la vision.

Cet autre récit ouvre sur des moirés du plus bel effet rythmés par un réseau de lignes droites qui tissent des maillages aux formes variées ; et l’on ne saurait dire qui, du monde de la couleur ou de celui du dessin, emprisonne l’autre. Dans cette aventure, l’artiste semble connaître et maîtriser à souhait les effets de l’ambiguïté, dont le ravissement n’est sans doute pas le moindre. Cet univers double, s’il était exposé sans précaution, inspirerait sans doute la crainte à un point tel, qu’il engendrerait de l’indifférence. En effet, marier aujourd’hui lignes et couleurs sans autre ambition que le charme qui s’en dégage se conçoit mal sans que la chose ouvre sur une sorte d’horreur dont le décoratif serait l’effigie, avec ses symétries, ses rapports de proportions, ses harmonies, dont nous ne sommes pas maîtres, quoique nous nous convainquions du contraire en croyant trouver dans les mathématiques le moyen d’en modéliser l’ordre. Mais cet ordre reste sans cause ; immanence pure, comme nous rappelle le mathématicien Hermann Weyl2.

Chaque dessin de Vincent Routhier livre ainsi une histoire, celle d’une transformation géométrique, et deux récits au moins, celui d’un univers logique de points et de lignes et celui d’une nébuleuse chromatique lignée faite de traces et de marques. Il devient alors le creuset d’un entre-deux, d’où se laisse entendre cet indéfinissable décidé de la décision : ceci plutôt que cela. Avec pour unique critère, cette voix, qui peut être une voie, donnée à la sensibilité.

© Texte publié dans Vie des Arts, n° 244, automne 2016, p. 75-76.


  1.  Nietzsche, Friedrich, Humain trop humain. Paris: Hachette Littératures, coll. « Pluriel », 1988, p. 192. 

  2. Weyl, Hermann. Symétrie et mathématique moderne. Paris: Champs Flammarion, 1996, ©1964 

Gianni Giuliano

Le silence parlant de l’œuvre de Gianni Giuliano.

 

Silver Linings amongst Camera Skies, 2015. Huile sur toile de lin, 152 x 91 cm.

Le peintre Gianni Giuliano appartient à la jeune génération de peintres figuratifs qui renouvellent la peinture au Québec, alors que, à l’ère des nouvelles technologies, la question de savoir s’il faut oui ou non encore peindre aujourd’hui est toujours d’actualité. Le « silence parlant » de ses peintures ou dessins invite à une critique du bruit ambiant que produit le choc incessant des images, de l’information et de l’art contemporain déferlant tous azimuts dans nos vies. 

Dans un minuscule atelier sans fenêtres, poussé par une indomptable conviction, Gianni Giuliano travaille en écho à son temps. Ses œuvres incarnent, chacune à leur façon, un même langage. On y saisit une structure qui rapporte l’un à l’autre réciproquement un paysage et un ou plusieurs personnages engagés dans une action. D’une œuvre à l’autre, le paysage sera anonyme et l’action représentée pourra varier entre l’expression d’un protagoniste plongé dans une réflexion et l’expression de gestes qui exigent force et résistance. Les actions mettent en scène de curieux accessoires dans les circonstances, bien que celles-ci dictent des poses tout à fait vraisemblables.

L’image bruit ou l’actualité de l’art

Le peintre semble travailler à contre-courant. Mais qu’en est-il du courant? Œuvres sonores, projections visuelles gigantesques, plexiglas, œuvres immersives, résidences, Berlin. Faut-il encore peindre ? Débats, discussions, conférences. On le peut, mais le faut-il ? Et s’il le faut, peut-on peindre autrement qu’abstrait ? Automatisme appliqué à d’autres modes d’expressions que la peinture, comme la photographie ou tout autre technique de cet ordre. Collage, accumulation, amoncellement d’images, au mur, au sol, à plat, en colonnes, en boîte. Ère de l’image, surconsommation de l’image ; information, expression, communication par l’image ; maniement, manipulation, rhétorique de l’image. Choc des images entre elles, sans texte pour les articuler. Brouhaha d’images. Image bruit.

À contre-courant? Pas sûr! Paradoxalement, l’œuvre de Gianni Giuliano semble être dans le ton. Paysages anonymes, actions incongrues, accessoires fantasques par rapport à la situation. Les motifs iconographiques qui composent l’image s’entrechoquent comme s’entrechoquent les images dans l’univers médiatique qui est désormais le nôtre, que ce soit devant la télévision, via internet ou la fréquentation des réseaux sociaux.

Une chose détonne cependant : son goût pour la composition de l’image sur le modèle des tableaux narratifs de l’âge baroque et classique. C’est comme s’il souhaitait un récit pour atténuer le bruit que l’étrangeté du sujet représenté produit.

L’autre de l’image bruit ou la valeur de l’œuvre

Cette manière de peindre forme chaque fois une image typique modelée au moyen d’un langage singulier qui, tout compte fait, témoigne de ce sur quoi Gianni Giuliano insiste sans relâche d’œuvre en œuvre.

Comment Gianni Giuliano se démarque-t-il? Eh bien, il conçoit l’image de chacun de ses tableaux de façon à introduire un liant entre les motifs iconographiques, tout en prenant soin de donner à ce liant la forme d’un désir de récit. Tel est, dès lors le schéma auquel l’artiste soumet, de tableau en tableau, la formation de l’image. Faire image chez Giuliano, c’est en appeler d’un récit, de manière à ce que l’image puisse montrer que l’absence de récit induit immanquablement un clash, une secousse, une bousculade, une collision, dont il ne reste guère que le bruit de l’impact.

Gianni Giuliano peint aux antipodes de l’image clash, de l’image bruit. Inutile de demander à Gianni Giuliano de nommer cet autre de l’image bruit. Il est inutile aussi de tenter de reconnaître dans son œuvre une quelconque représentation de cette autre image. Simplement, en créant les images comme il le fait, c’est-à-dire en édifiant des rencontres insolites entre des motifs iconographiques les uns contre les autres, tout en conservant le schéma du tableau narratif en usage à l’âge baroque et classique, il mime l’image bruit, la représente et établit ainsi une distance critique entre elle et le regard sur elle. Une distance qui permet de remarquer que, si bruit il y a à entrechoquer les images les unes aux autres, c’est à exclure ce qui les rapporterait les unes aux autres.

En peignant, Gianni Giuliano appelle une réflexion sur l’image bruit en tant que dispositif de l’univers médiatique actuel. Mais qui l’entendra?

© Texte publié dans Vie des Arts, n° 240, automne 2015, p. 74-75.

Daniel Barkley

L’œuvre dessiné de Daniel Barkley.

Galerie Dominique Bouffard (Montréal, QC).
14 mai au 15 juin 2014.

Gold Hands. 2014. Crayon, encre et feuille d’or sur papier / Pencil, ink and gold leaf on paper. 36 x 25.5 cm / 14 x 10 « 

Ce catalogue réunit quelques-uns des dessins les plus significatifs de Daniel Barkley. Ils ont été choisis parmi les milliers de pages des 15 carnets, dont l’artiste se sera servi entre 1994 et 2006. Liés, reliés, ainsi, les uns aux autres, ces dessins sont autant de figures marquantes d’un faire inimitable. Ce choix éditorial, nous l’espérons, accentuera la possibilité de comprendre le sens de ce faire, sa raison d’être autrement dit, jusque dans l’œuvre peint de cet artiste. Car enfin, quand bien même Daniel Barkley dessinerait pour peindre, quand bien même il s’assujettirait au dessin en vue d’un tableau à faire, explorer son œuvre dessiné sera sans doute le meilleur point de départ pour saisir l’enjeu qui se love dans chacun des gestes du peintre.

*

Les dessins de Daniel Barkley constituent un immense corpus. Des dessins réalisés jour après jour, page après page. Ils sont le fruit d’une régularité. Fruit d’un geste sans cesse répété. Ils sont aussi le résultat d’une fidélité à un mode opératoire défini, dont on verra qu’il commence par des séances de prises de vue photographiques de modèles vivants, suivies par des soirées passées à dessiner à partir de ces photographies. Ils sont dessinés dans des carnets que l’artiste souhaite toujours identiques, tout comme il souhaite les réaliser toujours avec le même type de stylo. Le tracement et les habitudes qui balisent le geste appartiennent aussi à l’œuvre dessiné de l’artiste. Y appartient aussi le souhait, chez lui, de conserver les dessins dans l’état où ils sont, c’est-à-dire liés les uns aux autres dans la chronologie de leur exécution, dans la succession des pages reliées des carnets de dessin, dans l’état d’un livre sans fin autrement dit.

*

Le dessin est plus que le dessin. Il est le moyen et la manière avec laquelle un artiste produit les formes qu’il offre au regard. Mais il est aussi l’écriture dans laquelle s’expriment, à l’insu même de l’artiste, les raisons qui le poussent à faire ce qu’il fait comme il le fait.

Par « dessin », nous ne devons pas seulement entendre l’image dessinée, mais aussi le mobile qui en est en quelque sorte à l’origine. Au-delà de l’image qu’il engendre, au-delà du tracement qui façonne cette image, le dessin suppose un geste, une tournure, qui imprègnent les plissures de la matière qui y est soumise, et trouve ainsi à s’incarner, autant dans l’accomplissement de l’image que dans les marques qui construisent cette image.

*

À quoi reconnaîtra-t-on de telles marques? De quelle nature peuvent-elles bien se réclamer? Et que peuvent-elles bien traduire? L’idée de signature, celle de style ou encore la notion de manière les évoquent sans rien nous apprendre sur leur raison d’être, c’est-à-dire sur l’élan qui pousse l’artiste, à ses dépens, à poser tel geste plutôt que tel autre, à choisir telle forme plutôt que telle autre. Car l’artiste ne juge pas, il entend son œil reconnaître des formes inouïes; il n’agit pas non plus, il suit les décisions de sa main, quand elle choisit de reproduire les formes que l’œil reconnaît ou quand elle tente de produire à nouveau l’inouï qui caractérise ces formes.

L’artiste sait ce qu’il veut, c’est indéniable. Car à chaque fois qu’il regarde le monde, à chaque fois qu’il observe ce qui lui tombe sous les yeux, son œil lui tend ce que sa volonté se met instantanément à vouloir. Ce geste d’offrande de l’œil, ce cadeau de la vue à la conscience, instaure par contre un incommensurable hiatus, car l’artiste ne peut absolument pas dire de quoi il s’agit. Entre cette chose donnée, montrée, exhibée, et le pouvoir de nomination du langage, un immense silence accompagne cette donation. Alors il tentera l’impossible, il tentera de la dessiner.

Les traces signifiantes que nous devons à l’élan de l’artiste, nous les reconnaîtrons à ce silence abyssal, que rien ne peut rompre. Un silence éloquent, pourrait-on dire, du moment qu’il se substitue à l’indicible, à l’inexplicable qu’engendre la donation de la vue à l’esprit. C’est à ce silence éloquent que nous reconnaissons, parmi toutes les marques qui construisent un dessin, celles qui se rapportent à la mobilisation de l’artiste à faire ce qu’il fait ainsi et pas autrement.

*

Ce silence, l’artiste l’entend déjà dans ce que son œil reconnaît. Il l’entendra aussi dans ce que sa main produit et reproduit, quand elle tentera de l’exposer à nouveau à l’œil en tentant de figurer le nœud d’où surgit ce silence sourd si caractéristique.

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Dans les dessins de Daniel Barkley, le corps nu est sans doute la figure la plus accessible de ce nœud de silence. Tout se tait devant la nudité d’un corps. Sa nudité, et plus encore son immobilité. Nu et immobile, le corps chauvit. Il est proie. Aux aguets. Plus rien d’autre ne doit se découper sur ce fond de silence que le bruit du prédateur potentiel.

C’est au creux d’un tel silence qu’apparaissent les marques, les traces, du prix à payer pour vivre. Et ce prix, en tout premier lieu, c’est d’être un corps. Un corps nu. Un corps que Daniel Barkley veut nu. C’est-à-dire dénué de tout attribut qui renverrait à la vie sociale ou à une quelconque actualité. Le corps dessiné par Daniel Barkley n’est pas homme, femme, enfant, adulte, vieillard. Il est corps sexué, jeune, mature, vieux; il est la différence des sexes, des âges, des forces. Il est le dessin de la capture, de la captivité, de la captation, du corps par la sexualité, par le temps, par des souvenirs qui ne sont pas les siens, mais dans la lignée desquels il est néanmoins inscrit à son insu.

Les dessins de Daniel Barkley ne sont pas la reprise, trait pour trait, des formes, des linéaments des corps des modèles avec lesquels il travaille. Il sont la relance du dessin, déjà là, d’une écriture corporéisée d’un temps immémorial, ancestral, dont il résulte, miraculeusement, un corps, dont on ne sait s’il en est le déchet ou la forme sous laquelle la vie l’en réchappe.

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Messager d’une origine immémoriale, le corps dessiné par Daniel Barkley est moins copié que déployé, moins colligé que rappelé à l’ordre, ramené au pas de son rang d’interprète involontaire d’un passé qui le déborde; non pas ossature, muscles et articulations, non pas anatomie, mais anamnèse. Non pas représenté mais représentant.

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Dans la peinture, ces corps deviendront les corps de récits faisant écho à l’ancestral, à l’immémorial, plus qu’à eux-mêmes et à l’histoire dans laquelle ils apparaissent. Autant dire que, chez Daniel Barkley, le dessin ne prépare pas à la peinture, ou, s’il y prépare, ce n’est pas comme s’y prête le dessin d’esquisse.

Si le dessin persiste dans les tableaux, c’est parce qu’il les sillonne, tout comme l’immémorial le fait pour n’importe quel corps. En ce sens, Daniel Barkley n’est pas style ni manière; il est maîtrise d’une écriture singulière convenant au renvoi en écho, et non pas en miroir, de l’immémorial vers le regard, qui, en apprenant à lire cette écriture, apprendra à voir au-delà de la seule actualité.

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En se préparant à peindre, Daniel Barkley se prépare à préparer le spectateur de sa peinture à recevoir un écho de soi plus qu’un reflet d’autrui. Narcisse retourné, qui, dans le visage d’autrui, reconnaît dessiné, au-delà de toute contemporaniété, un soi, aussi universel que mythique, que n’importe quelle actualité se plaît à abîmer.

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Daniel Barkley, c’est le moins que l’on puisse dire, dessine admirablement bien. Ses dessins comme ses peintures semblent résulter d’une parfaite entente entre la main qui les fait et le regard qui scrute les modèles dont ils sont les images.

Il dessine ce qu’il voit, pourrait-on dire. Pas tout à fait, car Daniel Barkley dessine d’après des photographies qu’il réalise au préalable lors de séances de prises de vue et pendant lesquelles il effectue tout un travail de recherche avec le modèle. Ces explorations dépendent de l’idée du tableau que l’artiste a en tête, mais qu’il partage avec le modèle. Cette idée guide alors l’artiste dans les directives qu’il dicte au modèle, mais elle guide aussi le modèle, quand il a à répondre à ces directives.

*

Un modèle donc. Un corps. Un nu. Des poses. Et puis, une éloquence muette que le modèle arrive à laisser surgir et que l’artiste reconnaîtra et espérera fixer à chaque prise de vue.

Pendant ces séances, l’artiste se permettra quelquefois de théâtraliser les poses du modèle en leur surajoutant un accessoire. Il peut s’agir d’un objet plus ou moins complexe; un objet trouvé ou confectionné par l’artiste lui-même. Ce peut être plus simplement quelques briques, un vêtement ou un grand film de plastique transparent bleu, dont il enveloppera ou encombrera le modèle. Il arrivera aussi qu’il intervienne à même la surface du corps nu du modèle en le maculant, là de peinture, là de glaise, ou encore en recouvrant partiellement son visage ou sa poitrine de feuilles d’or.

Le dessin commence, là; à la rencontre d’un corps travaillé et d’un peintre au travail. Là, dans le silence inouï surgissant d’un corps posé, encombré, captif, soumis à ce qu’il arrive à donner à l’œil du peintre sans savoir quoi. Nœud de silence. Nœud d’œuvre. Œuvre de silence. Intensité en train de s’écrire en lettres volatiles, que les prises de vue tenteront de figer mécaniquement.

Chaque photographie porte un témoignage de cette intensité ressentie plus que vue, que les séances de modèle vivant auront su convoquer, malgré sa nature immatérielle, et qu’il reste à dégager de l’image dans l’apparence de laquelle les prises de vue l’auront préservée, sans la donner à voir cependant.

C’est au dessin que reviendra ce travail de fouille et d’extraction. L’artiste cherchera à saisir toujours plus, cherchera à comprendre toujours mieux, cette intensité; non pas en lui donnant une forme, mais tout simplement en dessinant, dans l’acte même de dessiner au plus près du corps du modèle, qui l’aura exprimée, le temps d’un éclair, à l’instant de la prise de vue.

Les carnets de dessin de Daniel Barkley détaillent cette fouille minutieuse, qui prépare le peintre à l’élaboration du tableau qu’il a en tête.

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Page vierge. Blancheur uniforme. Premiers gestes. Hachures plus que lignes. Réseaux de traits plus ou moins rapprochés. Le tracement fractionne délicatement, lentement, la surface de la feuille. Le blanc du papier se nuance. La page s’affranchit de sa matérialité. Plus lumière que fibre. Un corps transparaît. La clameur du silence d’une voix encore inaudible monte. Celle d’un personnage d’un tableau futur. Le dessin en aura dégagé la tessiture; le tableau une fois peint lui donnera son texte.

© Texte publié dans le catalogue L’œuvre dessiné de Daniel Barkley, Montréal, Galerie Dominique Bouffard, 2014.

Alexis Lavoie

Pleinsud (Longueuil, QC).
15 mars au 19 avril 2014.

Remplir le vide 11. 2013. Huile sur toile.

Alexis Lavoie est l’auteur d’une image on ne peut plus singulière. Cette image est celle d’une peinture, où se côtoient la délicatesse d’un traitement en trompe-l’œil et ce qui pourrait sembler être des maladresses d’exécution, comme une coulure, un recouvrement imparfait, un dépôt frotté ou encore un tracement victime d’une trop grande vitesse d’exécution. À peine posons-nous le regard sur le tableau, là, au seul registre du faire où rien d’autre ne s’expose que le traitement, et déjà, avant même d’être en train de traduire ce que nous voyons, nous éprouvons un premier malaise faute de pouvoir juger infailliblement de la dextérité du peintre. À scruter les tableaux d’un peu plus près, le doute s’estompe ; sous des apparences de ne pas l’être, le peintre est en pleine maîtrise de ses moyens.

*

Ces moyens, Alexis Lavoie les mettra au service d’une peinture figurative où le réseau iconographique dialogue avec différents langages picturaux. Nous y reconnaîtrons des images découpées d’oiseaux, des cotillons, des masques, des corps humains, des têtes de chiens, des ballons de plage. Parmi tous ces motifs, nous reconnaîtrons aussi des symboles, des croix latines par exemple ou des têtes de mort. Et nous reconnaîtrons enfin des signes graphiques usuels comme cette ligne en zigzag fermée sur elle-même empruntée à la bande dessinée pour signifier une explosion. La lisibilité de ces motifs ainsi déployés dans le plan du tableau est sans équivoque. Ils valent pour ce à quoi ils réfèrent et les décrypter n’exige aucune connaissance particulière. Mais leur traitement peut varier, tout comme l’exécution d’ailleurs. Ce qui nous semblera esquissé d’un seul trait aura pu être peint avec minutie à l’aide d’un système de caches. Certains seront peints dans la plus pure tradition de la mimésis pendant que d’autres apparaîtront dans l’empâtement du dépôt de peinture. L’ensemble donne une image relativement fragmentée tant dans la répartition des motifs iconographiques à la surface de la toile que dans le dessin et l’exécution aux moyens desquels l’artiste les peint. Et pourtant, l’image s’impose comme un tout d’une incontestable cohérence.

*

Pris un à un, les motifs iconographiques sont explicites. Mais considérée dans son ensemble, l’image semble naître d’un vide, que le peintre aura travaillé à remplir de ces signes iconiques, symboles et signes graphiques, mais sans s’être soumis à des directives compositionnelles ou narratives préétablies. Un ordre semble néanmoins régner sans que nous soyons pourtant en mesure de reconnaître immédiatement sa cause. Aussi, devant une telle image, sommes-nous aux prises avec un espace de représentation tout ce qu’il y a de plus cohérent pour l’œil, en contrepartie d’un réseau iconographique complexe, où les rapports de sens entre les motifs ne sont pas donnés d’emblée.

Jusqu’à aujourd’hui, cette image donnera deux types de tableaux, pour ce qui est des grands formats du moins. Dans le premier type de tableau, dont les séries des En pièces et des Découpes sont exemplaires, le réseau des motifs iconographiques s’ordonne dans les limites d’un espace de représentation, que l’artiste obtient en esquissant des plans géométriques qui donnent à voir soit des lieux fermés, qui circonscrivent un espace cubique, soit des espaces ouverts sur une ligne d’horizon ou des fonds de couleur, qui créent de grands champs de profondeur. Dans le second type de tableau – la série des Remplir le vide ou celle des Piñata –, les motifs iconographiques sont disposés à la surface du tableau dans la minceur d’un plan vertical, que l’artiste obtient en peignant les ombres portées de certains motifs. Du coup, l’ensemble apparaît comme s’il s’agissait de la mise au propre d’un collage préalablement esquissé que le peintre aurait choisi de peindre comme s’il flottait à quelques millimètres d’un fond sur lequel se projettent les ombres portées de chaque fragment du collage.

Que ce soit dans le cas du premier type de tableau ou dans celui du second, les moyens que le peintre se donne pour constituer un seul et même espace de représentation tenant ensemble les motifs, symboles et graphèmes qui y prennent place, n’exposent pas le réseau iconographique à l’unité d’un sens représenté. Nous ne sentons pas qu’il y a, à l’origine du tableau, un récit, une idée, un concept, qui aurait commandé l’image, dont le tableau est le support. Un climat, une atmosphère, une ambiance, se dégagent néanmoins des tableaux. Si les tableaux portent un récit, ce récit est celui d’un sentiment indicible, d’un émoi, d’une intensité affective. Dès lors, que ce soit dans l’un ou l’autre des deux types de tableau, l’espace de représentation, qui y est à chaque fois réalisé, semble plutôt servir à incarner, à chosifier, à réifier, à rendre présents, non seulement un sens possible, mais aussi les conditions qui permettront à ce sens de s’édifier dans l’esprit du spectateur. Autrement dit, la lecture et l’interprétation de ce qui peut bien se tramer à la surface de ces tableaux et dans les espaces de représentation que l’artiste a su y construire ne sauraient relever que du spectateur, guidé qu’il est à la fois par sa lecture des motifs iconographiques et par l’ensemble de l’image qu’il a sous les yeux, tel que l’artiste l’aura conçue. Aussi, faut-il prendre acte que c’est la combinaison de l’expérience de l’image dans son ensemble et de ce que représente un à un les motifs iconographiques, qui nous agitera, qui nous convoquera et qui nous entraînera à ressentir plus qu’à reconnaître un sens possible au tableau.

*

Une chose encore sur cette image si particulière à Alexis Lavoie. Elle me semble porter en elle le pouvoir de suspendre la durée et d’intensifier l’instant du regard. Ce temps d’arrêt, cette sidération pourrait-on dire, aurait pour conséquence d’instaurer un antécédent, une scène avant la scène, un présent révolu, un passé. L’image prenant alors la couleur de la résurgence d’une scène inaugurale décisive, à laquelle nous n’avons plus accès. Nous n’en aurions sous les yeux que des restes, dont les motifs iconographiques et leurs traitements seraient les échos. La fragmentation de la surface de la toile en autant de motifs iconographiques qui la composent et leur réunion dans et au moyen d’un espace de représentation conçu pour cela ponctuent en quelque sorte le temps du regard en deux temps de vision : d’abord celui de la vision effective, ici et maintenant, d’éléments d’images ; et ensuite celui de la vision hallucinée d’une image inaccessible dont nous n’aurions que des éléments. Autrement dit, des îlots d’iconographie laissent imaginer un archipel de sens auquel nous n’avons pas accès, sinon à le construire.

© Texte d’introduction à l’exposition publié par Pleinsud, centre d’exposition en art actuel à Longueuil.

Pascal Caputo

Au travers du repli.

Galerie Dominique Bouffard (Montréal, QC).
11 septembre au 6 octobre 2013.

Pascal Caputo. 47313_121796607873212_100001286204541_146570_4718377_n_jpg. 2011. Huile sur toile. 43 x 53 cm
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4718377_n_jpg. 2011. Huile sur toile. 43 x 53 cm

L’œuvre de Pascal Caputo appartient à cette peinture savante émergente, soutenue par la galerie Dominique Bouffard; une peinture qui revisite les conditions de la pratique de la peinture compte tenu de la surenchère de l’image que notre société connaît aujourd’hui à l’ère d’Internet.

Dans Au travers du repli, la galerie présente dix peintures de Pascal Caputo tirées d’une série de tableaux, qui sont tous le résultat d’une transposition, en peinture, d’images sélectionnées sur Facebook – des portraits ou des autoportraits –, dont le peintre a préalablement supprimé la figure humaine en découpant grossièrement la surface numérique au moyen d’un logiciel de traitement de l’image.

Aussi, chaque tableau présente-t-il une étrange figure fantomatique qui semble au premier coup d’œil obstruer une bonne partie de l’image peinte. C’est systématique, elle est toujours là. Seule sa forme varie. Elle intrigue, gêne même. Mais elle gêne l’esprit plus que la vue, car dans les faits, cette figure fantomatique n’est pas peinte. Ce qu’on y voit, c’est la toile brute, immaculée, vierge. Ne serait-ce pas alors le geste, ou plus exactement la décision qu’il en soit ainsi, qui prend consistance sous les traits d’une telle figure ? Autrement dit, cette figure, plutôt que de ne rien montrer, ne donnerait-elle pas à voir une décision ? Si tel est bien le cas, cette figure fantomatique ne serait-elle pas en train de nous apprendre, au-delà de son étrangeté, que « donner à voir », ce n’est pas « montrer ». Et comme nous sommes dans le domaine de la pratique de la peinture, la leçon n’irait-elle pas jusqu’à nous faire découvrir que la peinture ne montre pas, elle donne à voir ?

Sur ce point, il faut noter combien, dans les tableaux de cette série, et plus exactement dans la manière avec laquelle ils sont peints, rien n’est caché. Tout y est en vue. Tout, absolument tout. De la toile brute aux empâtements qui la recouvrent, et qui, de dépôt de peinture en dépôt de peinture, finiraient par dessiner des paysages ou des scènes de genre, s’il n’y avait pas cette figure fantomatique pour y contrevenir. Elle intrigue; on s’approche un peu; un peu plus encore. On découvre alors les parties peintes des tableaux dans le détail. On y voit que les motifs iconographiques sont dessinés dans l’empâtement même du dépôt de peinture. Parfois, le peintre ira jusqu’à les y modeler. Du coup, pour l’œil, l’image d’un caillou, par exemple, coexiste avec l’empâtement qui le dessine. Les zones peintes des tableaux seront toutes traitées de la sorte.

Faut-il alors saisir l’exposition Au travers du repli comme un ensemble de tableaux sériés au moyen desquels Pascal Caputo se serait donné pour projet d’énoncer, au creux même de l’acte de peindre, au travers du repli de la peinture, une dialectique entre montrer et donner à voir? Autrement dit, à peindre comme il le fait, Pascal Caputo ne nous assignerait-il pas un point de vue d’où nous pouvons faire l’expérience d’une telle dialectique? Et de fait, chacun des tableaux de la série engage le regard dans les limites de ce rapport entre montrer et donner à voir, dont on comprend sans équivoque qu’elle est orchestrée par cette opposition entre une partie peinte et une partie non peinte. Une opposition qui met de l’avant l’inévitable rapport qu’il y a en peinture, et dans toute pratique artistique, quelles qu’en soient les modalités, entre faire et voir.

© Texte d’introduction à l’exposition publié par la galerie Dominique Bouffard.

Marie A. Côté

Jeux de bols et de voix.

Oboro (Montréal, QC).
27 avril au 1er juin 2013.

Jeux de bols et de voix. 2013. Vue d’ensemble.

Faut-il parler d’une exposition? Je ne crois pas. L’ensemble fait œuvre. Faut-il dès lors évoquer l’installation? Pas plus. Je parlerais volontiers d’un texte. Un texte découpé en autant de paragraphes qu’il y avait d’œuvres exposées. Un texte, où les passages d’un paragraphe à l’autre permettaient d’accéder, de saisir, d’apprécier l’idée d’un désir, d’un souhait, d’un espoir même. Un désir auquel l’artiste ne pense pas, tellement le moindre geste qu’elle pose, quand elle est au travail, en est tout imprégné. Un désir qui coule dans ses veines, et qui est celui d’une humanité qui prend soin d’elle-même.

Qu’en est-il de cette humanité bienveillante, ici, où il existe encore et toujours un apartheid qui soustrait les Premières Nations à l’édification de ce Nouveau Monde que sont les Amériques?

Comment soustraire l’humanité à l’idée même d’apartheid? Étant donné l’irréversibilité de la globalisation économique, culturelle et politique, que nous connaissons aujourd’hui, c’est sans doute là le travail le plus urgent à réaliser par chaque culture, et tout particulièrement par les cultures dominantes, qui ne semblent vouloir appliquer que la politique de l’assimilation ou celle, ignoble, du génocide.

Comment, pour prendre soin d’elle-même, l’humanité arrivera-t-elle à se soustraire de l’idée de frontière – inhérente à celle d’apartheid – sans pour autant niveler les différences entre les peuples, entre les cultures, entre les individus mêmes? Tel est sans aucun doute le défi que nous rencontrons aujourd’hui, individuellement et collectivement.

Un défi que Marie Côté aura reconnu très vite, très tôt et à divers registres : comme féministe; comme céramiste qui œuvre dans le champ de la pratique artistique; comme artiste en arts visuels qui additionne le son à son œuvre; mais aussi comme artiste pour qui l’art a à faire œuvre d’ajout, de sédimentation, d’accumulation de formes culturelles distinctes, qui s’accueillent les unes les autres, sans s’assimiler ni se métisser, et qui se présentent les unes les autres comme supplément les unes pour les autres.

Dans le cas de Jeux de bols et de voix, de mon point de vue du moins, l’artiste procède à une déclinaison, sous toutes ses formes, de la frontière. Une frontière à chaque fois en trop, en excès, tellement l’exposition semble avoir été conçue pour la défaire dès l’instant où elle s’érige. Mais il faut souligner que ce travail de déconstruction, Marie Côté aura souhaité qu’il se fasse chez le spectateur au fil de ses expériences durant sa visite. C’est, je pense, à force de confronter le spectateur à une série de dualités insensées – c’est-à-dire sans fondements aucuns –, que l’œuvre arrive à assigner un point de vue depuis lequel on se met à envisager un monde sans de telles dualités, un monde sans les frontières qui les auront érigées, un monde, ou plus exactement une humanité, sans frontière.

Je n’évoquerais que quelques-unes de ces dualités : entre deux peuples (le peuple blanc et le peuple inuit); entre deux géographies (le sud et le nord); entre deux géométries (le cercle et l’angle droit); entre deux espaces (celui du plan et celui du  volume); entre deux matières (la glaise et la voix); entre deux expériences esthétiques (l’expérience du perçu et l’expérience de l’entendu); entre deux formes du témoignage (celui du documentaire et celui du récit de vie).

Mais c’est sans doute cette figure du bol, d’abord réceptacle de la voix de l’autre, puis, par retournement, s’en faisant l’écho – voix de femmes et, qui plus est, de femmes d’un « peuple invisible » –, c’est donc sans doute cette figure qui ponctue on ne peut plus poétiquement l’espoir de cette humanité à venir.

Les plus pessimistes diront qu’on peut toujours rêver. Les plus confiants leur répondront que ce sont les rêves de quelques-uns qui ont conduit et qui conduiront encore l’humanité à prendre soin d’elle-même.

© Inédit.

Louise Viger

De la chair au continent_une pietà.

Circa (Montréal, QC).
8 septembre au 13 octobre 2012.

De la chair au continent_une pietà. 2012. Vue d'ensemble
De la chair au continent_une pietà. 2012. Vue d’ensemble

De la chair au continent_une pietà donne à voir, à écouter, à entendre et à tenir entre ses mains respectivement une installation de Louise Viger, un récit de Denise Desautels, une composition musicale d’Éric Champagne et un livre d’artiste de Jacques Fournier. Un catalogue introduit par Gilles Daignault a été édité pour fixer cette tresse entre quatre œuvres écrites respectivement dans le visible, dans la parole, dans l’audible et dans la confection d’un livre d’artiste. Je m’en tiendrai à l’œuvre de Louise Viger. Je souhaiterais cependant que ce que je vais tenter de dire de la pratique artistique dans son rapport à l’offrande trouve tout de même un écho en regard des œuvres magnifiques de Denise Desautels, Éric Champagne et Jacques Fournier.

Devant l’œuvre, il y a d’emblée cette évidence simple, nette, immanquable et terriblement poignante d’une absence. Il s’agit d’une pietà, mais sans corps. Présence in absentia, s’empressera-t-on de dire. Oui, bien entendu. Présence des corps, du corps, dans leur, dans son absence même. Les corps, le corps absent(s) instaurant ainsi la sensation d’une présence du, des corps, mais sans corps. Au fil de mes réflexions, je comprendrai que cette sensation est surtout et essentiellement l’expression d’un effacement.

Un détail m’a mis sur cette piste. Dès le seuil de la galerie, voix et musique se font entendre en alternance. Tout est blanc. La présence d’un immense tissu intrigue. On ne saurait dire ce qu’on voit ni juger de la nature cérémoniale de l’ensemble. À avancer un peu plus dans la galerie, on apercevra une pièce sculpturale qui s’apparente à une table basse, dont le plateau dessine une ellipse. Le seuil de la galerie une fois franchi, c’est en ce point précis qu’on se retrouve inévitablement à un moment ou à un autre. C’est de là que l’œuvre agit dans toute son ampleur. C’est là qu’on la rencontre ; les moindres événements qui ont pu advenir avant sembleront même n’avoir servi qu’à conduire à cet instant. Un étrange gravier recouvre la moitié du plateau de la table basse. Débordant sur le sol, il semble y dessiner une ombre projetée blanche produite par la projection d’une mystérieuse lumière à laquelle la table ferait écran. Serait-on en train d’être initié à un monde où les ombres sont blanches et où elles ont une chair ? Par quelle lumière un tel monde serait-il éclairé ? Celle de l’art, assurément. Mais à quelles fins ? Cette chair, dont les ombres sont faites, l’artiste l’a obtenue en broyant des centaines de gommes à effacer. « Regardez-nous, semblent dire les ombres, regardez-nous nous incarner dans la matière même de l’effacement ».

Pas de corps donc. Inutile d’en inventer, il n’y en a pas. L’artiste n’en a pas voulu. Elle n’a voulu qu’un voile. Une immense dentelle soutenue par trois socles. Elle les recouvre sans les dissimuler, se plisse, tombe jusqu’au sol, se plisse encore, et finit par recouvrir la partie d’une avant-scène, qui se déploie entre les socles et la table. Une table qui indique d’où voir et peut-être comment comprendre ce que l’on est en train de voir. Socles et table : matière à présentation, donc. Ce voile ajouré en serait-il le contrepoint ? Ne vaudrait-il pas en effet pour le spectacle qu’il offre d’une substitution des corps absents par la matière même qui les aurait dissimulés ? Comme ce gravier d’efface donnant chair aux ombres, le voile incarnerait, non pas une absence de corps, mais bien des corps absents, absentés, effacés. L’immense voile ne serait-il pas pour cela un représentant de l’effacement ? Un représentant de l’effacement du ou des corps ?

Dans la Pietà de Michel-Ange, la Vierge n’est que tissu. Son vêtement n’est que plis. Seuls son visage et ses mains en émergent à peine. Ce sont eux qui dictent à Louise Viger quelles hauteurs doivent avoir les trois socles qui soutiennent le voile. De la chair au continent_une pietà est manifestement une interprétation de la Pietà de Michel-Ange. Mais Louise Viger se laisse surtout inspirer par la pose et le vêtement de la Vierge, qui lui servent de partition en quelque sorte, en nous faisant entendre toute la complexité d’un geste en train de s’écrire à travers les centaines de plis du vêtement. Michel-Ange a sculpté la Vierge dans la pose d’une femme qui expose le corps mort d’un homme. La nudité du mort se découpe sur l’abondance des plis du vêtement de la femme, qui ne laisse guère découvert qu’un visage des plus discrets, sans expression aucune. Un visage effacé sur lequel on pourra projeter toute l’impuissance et la résignation de cette femme face à la mort de cet homme. Mais ce visage, tout en retrait, contraste avec le geste que cette femme pose. Tenant à peine le corps de cet homme de la main droite, sa main gauche, paume tournée vers le haut, semble être en train de le lâcher dans un geste d’offrande. La Vierge aurait-elle été sculptée comme elle l’est, tout en vêtement et plis, pour exposer ce geste d’offrande en train de s’effacer derrière l’offrande ? Le vêtement et ses plis redoublant l’idée qu’il n’y a pas d’offrande sans l’effacement du geste qui l’accomplit.

C’est le vêtement, son déploiement, ses plissures, que Louise Viger reprend plus que tout. C’est son rôle dans l’effacement du geste d’offrande qu’elle nous fait entendre plus que tout. D’ailleurs, ce vêtement interprété par Louise Viger n’a du tissu que l’apparence. Les mailles qui le trament sont faites de milliers de filets de colle thermofusible qui finissent par ressembler à un tissage, à tel point que le temps, inimaginable, qu’il a fallu pour le confectionner, finit par s’effacer derrière l’apparence de dentelle que l’ouvrage prend. Ce secret d’atelier une fois découvert, le temps se met à acquérir le statut d’un motif à part entière aux côtés de celui du voile. L’un et l’autre se réunissant comme sont réunis dans la Pietà de Michel-Ange la Vierge et le Christ : par l’ampleur d’un vêtement.

Et maintenant, comment ne pas saisir dans ce travail de Louise Viger la conscience féministe qui traverse son œuvre, ses choix, ses décisions et ses actions ? Comment ne pas saisir cette conscience dans le motif même du voile, quand celui-ci est la reprise et l’interprétation d’un vêtement qui voile le corps d’une femme que pour mieux montrer celui d’un homme mort tué par ses semblables ? Comment ne pas en prendre acte, quand, dans cette œuvre, les ombres prennent corps dans la chair même d’une matière destinée à poser des gestes d’effacement ? Il faudrait, pour poursuivre cette piste de lecture, tenir compte de l’histoire du catholicisme au Québec auquel les femmes ont été, ce n’est pas un vain mot, soumises. Et vu les débats toujours en cours sur la nature de la laïcité à laquelle notre société devrait ou ne devrait pas adhérer, vu la visibilité croissante dont les religions bénéficient à cause de la médiatisation de commandements controversés relatifs aux vêtements des femmes, autant dire que De la chair au continent_une pietà de Louise Viger est d’une criante actualité.

© Texte publié dans la revue Espace, n° 103-104, p. 55-56.